Nous publions régulièrement, sous la plume de Gilles Voydeville, l’excellente correspondance entre deux planètes, Gaïa, notre Terre et Aurore Kepler 452 b dans la constellation du Cygne. Aujourd’hui, Aurore disserte sur l’illusion démocratique, s’alarme face à la désinformation amplifiée par les algorithmes et s’interroge sur la liberté des peuples, à l’image du roman de George Orwell.

Par Gilles Voydeville
Kepler, mois des framboises éclatantes
Gaïa mois de septembre 2025
Ma chère Gaïa
Tu me sembles moult souffrir parce que tu connais ta maladie, en sais le remède, mais comprends que rien n’y fera. C’est une double souffrance. Celle infligée par les maux qui rongent, accablent, affaiblissent, et celle qui nait de la révolte de savoir que la thérapeutique existe, mais qu’elle ne sera pas utilisée. Tu te souviens que ta démocratie a eu tant de mal à se frayer un chemin au cours des siècles qu’elle ne voudra pas laisser sa place. Même si la démocratie partagée lui explique que le bonheur des peuples dépendra de sa gouvernance.
Origine de la démocratie
Il faudrait que tes Charmants se souviennent que la démocratie est née chez les Grecs il y a déjà près de trois mille ans. Et qu’à l’époque, il n’y avait pratiquement pas d’autre medium que la parole de l’orateur. La tablette d’argile et le papyrus traçaient les décrets officiels, mais les romans sur rouleau restaient rares. Pour se faire une opinion, le citoyen écoutait le tribun sur l’agora ou allait écouter l’acteur au théâtre. Le vote se faisait soit par acclamation — et c’était le volume sonore évalué par des assesseurs isolés visuellement qui décidait du vainqueur — soit par le comptage du nombre de citoyens dans chaque camp.
L’information née d’un journal a attendu l’an 1605 à Strasbourg.
L’origine de ta démocratie est donc ancienne. Tes siècles ont passé, elle a vacillé, cédé sous les coups de tes tyrans, de tes empereurs, mais elle a fini par ressusciter en de nombreux endroits de ta planète. Et ce fut un grand bien pour ton humanité qui a vu un plus juste partage des richesses pour moins de misère et plus de justice que d’arbitraire.
Mais derrière ces avantages, sa plus grande faiblesse est — a toujours été – de traduire, de trahir le désir d’enrichissement de chaque peuple. Ce n’est pas parce que le choix est celui du plus grand nombre qu’il est bon et désintéressé. D’où les guerres entre les démocraties. Le véritable but d’un bon système de gouvernance devrait être l’éviction de la guerre qui est le malheur suprême frappant ta charmante humanité. Et ceci bien devant les épidémies qui sont à présent presque toutes jugulées.
N’oublie pas que ta dernière guerre mondiale est d’abord sortie des urnes allemandes !
Qui plus est aujourd’hui, avec la puissance de tes media, est-il raisonnable de penser que la décision de chacun de tes Charmants sera sereine quand elle est soumise à des influences qui dépassent le votant ?
Peut-on parler de démocratie quand l’opinion de chacun est manipulée par la duplicité des réseaux sociaux ?
Ne pourrais-tu considérer que le nombre de pays se réclamant de la démocratie est fort élevé, voire suspect ? Que penses-tu de l’appellation « République Populaire Démocratique de Corée » ? Et de celui de « République Fédérale de Russie » ? Ou de « République Populaire de Chine » qui se définit comme un État socialiste de dictature démocratique populaire, bel oxymore qui fait comprendre que le peuple est un tyran démocratique, c’est-à-dire issu du peuple, mais un tyran quand même. Ce qui conforte mes précédents propos.
J’ai l’impression qu’avec la désinformation, la soumission à des algorithmes, à des blogs, à des bots, à des influenceurs réels ou virtuels — si l’on rajoute à cela la corruption des masses achetées et illusionnées — l’on peut facilement maquiller un régime autoritaire en démocratie de façade.
Ma chère Gaïa, tu ne peux donc pas considérer comme adapté un système mis au point il y a vingt-sept siècles. Si tu ne prends pas conscience du danger que font courir sur ton monde lesdites démocraties, encore non tempérées par des sages, tu vas au-devant de grandes guerres.

1984
Je me souviens d’un roman dont tu m’as parlé en son temps. Écrit en 1948 peu avant sa mort, George Orwell vous a livré un chef-d’œuvre. Celui de l’apologie critique du « Parti » qui a accédé au pouvoir par la Révolution. L’un de ses leaders, Big Brother, a réussi à éliminer ses égaux par des purges. Sa force fut d’avoir installé une caméra et un écran – le télécran — dans l’appartement de chaque cadre du Parti.
Le jour, il surveille les mimiques du visage du cadre pour le punir d’esquisser le moindre cillement oculaire après l’ordre envoyé par l’écran. Une discrète grimace ne peut que trahir un mentocrime hautement punissable. Un visage apathique n’engendre pas le bonheur, mais permet de survivre.
La nuit, le télécran observe les soubresauts du sommeil ou écoute les paroles des rêves. Les prolétaires eux ne sont pas surveillés et il y a fort à parier que le changement viendra d’eux.
La technique de conservation du pouvoir du Parti est énoncée dans le SOCIANG : neoparler, doublepenser, malléabilité du passé. Ça va plus loin que les mensonges : le passé n’existe pas. Le Ministère de la Vérité dans lequel travaille le héros est chargé d’en effacer les traces. Il n’existe plus que virtuellement. Si je m’en souviens bien, les slogans du Parti illustrent le doublepenser : Guerre est paix, Liberté est servitude, Ignorance est puissance. « Le Ministère de la Paix s’occupe de la Guerre, le Ministère de l’Amour s’occupe de la torture, le Ministère de la Vérité de la propagande et celui de l’Abondance de la disette. »
Quand je me ramentevois ce roman, je note que ces maximes ont été appliquées à la lettre par ces démocraties suspectes qui font flores. Celles-là mêmes qui réécrivent l’histoire, en particulier celle de ta Seconde Guerre mondiale. Faire oublier le passé est encore plus fastidieux que travestir le présent. Il faut sans cesse remodeler les faits. Cette quête est infinie, car un oubli décrété est un exercice permanent, épuisant pour les petites mains du pouvoir et lassant pour les administrés.
Il y a même fort à parier que cette énergie perdue sera à l’origine de leur chute.
En fait le vrai problème de la vie à Londres en 1984 – dans cet état d’Océanie qui comprend l’Amérique du Nord et les Îles Britanniques – ça n’est pas la guerre permanente avec l’Eurasie – Europe et Russie vivant sous le néobolchevisme – ou alternativement avec l’Estasie – Chine Japon, Mongolie – mais bien, la peur, la lassitude et l’ennui. La seule compensation des membres du Parti, ce sont les Deux Minutes de la Haine ou chacun peut cracher, crier, vociférer contre l’ennemi Goldstein.
Je dirais, ma chère Gaïa, que ce roman s’est inspiré des débuts du bolchevisme, a annoncé le maoïsme, le polpotisme et tant d’autres. Il décrit une vie sans attrait, contraignante et dangereuse en permanence. Tous ces régimes ont décliné pour donner l’avantage à l’Occident, mais leurs résurgences encore totalitaires font mieux : elles sont source de succès économique pour la Chine et territoriale pour la Russie.
Alors qui a raison ? le plus puissant ou le plus libre ?
Chacun de tes Charmants doit trouver le bonheur dans son régime. Et il n’est pas sûr que chaque peuple ait la même idée du bonheur. Les uns aiment être emmenés par des autocrates, les autres préfèrent se sentir libres de circuler, de penser, de revendiquer. Tu dois considérer que les dirigeants des peuples sont bien l’expression du désir des peules charmants et pas nécessairement des tyrans affutés pour le pouvoir. Et si ces leaders gagnent le pouvoir par les urnes, puis le conserve par des manipulations, tu ne dois y voir que la faiblesse de tes institutions qui ne modèrent pas le pouvoir par le partage institutionnel avec les sages et les techniciens.
La Chine et le roman de 1984
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que le pays de l’oncle Xi — dont le régime coche toutes les cases du roman 1984 – est devenu la première puissance, mais reste repoussante pour le reste de ton monde. À quoi sert d’être numéro un quand personne ne rêve de venir habiter chez vous ? Ce régime bénéficie d’un succès commercial et surprend, car malgré son autoritarisme, il progresse et dépasse l’Occident qui pensait conserver de l’avance grâce à la liberté des esprits et au bonheur individuel.
La puissance la plus attrayante car respectueuse de l’individu, c’est l’Europe. Car l’Occident se scinde avec l’extrême droitisation des grandes plaines de l’ouest américain et de la Judée-Samarie. La chasse aux sorcières y est réouverte chez l’un, et chez l’autre l’élimination à grande échelle des ennemis se précise.
Reste sereine ma Gaïa, ne désespère pas, accroche-toi aux indices les plus ténus de l’humanisme et de l’humanité. Ils reviendront quand tes peuples soumis comprendront que le bonheur ne réside pas dans la puissance, dans la négation du frère, mais dans la simple libre pensée et libre action. Je t’enlace.
Ton Aurore