Isabelle Chaboud, Grenoble École de Management (GEM)
Essilor et Delfin ont annoncé le 16 janvier 2017 avoir signé un accord pour former « EssilorLuxottica », un géant de 46 milliards d’euros (49 milliards de dollars) dans le secteur de l’optique. Quelles sont les motivations et les perspectives de cette opération qui serait une des plus grosses fusions transfrontalières de ces cinq dernières années ?
Un mariage de complémentarité
Le 15 janvier 2017, les Conseils d’administration d’Essilor et de Luxottica ont approuvé à l’unanimité l’accord avec Delfin (détenteur de près de 62 % de Luxottica S.p.A) prévoyant le rapprochement d’Essilor et de Luxottica.
En s’alliant les deux acteurs apporteraient leur savoir-faire et leurs positions de leaders respectifs : Essilor dans les verres et Luxottica dans les montures pour proposer une offre mondiale complémentaire à la fois sur les verres correcteurs, les montures et le solaire et tout spécialement positionnée sur le haut de gamme ainsi que sur les lunettes pour les sportifs.
Selon le communiqué, le nouvel ensemble Essilor Luxottica constituerait un géant de 140 000 personnes présent dans environ 150 pays et devrait réaliser un chiffre d’affaires de l’ordre de 15 milliards d’euros avec un EBITDA net autour de 3,5 milliards d’euros.
Même si juridiquement c’est le français Essilor qui achète le groupe italien Luxottica par le biais d’une offre publique d’échange, les deux groupes sont de taille relativement équivalente. La capitalisation boursière d’Essilor approchant les 23 milliards d’euros et celle de Luxottica les 24 milliards. En 2015, Essilor International SA a réalisé 6,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires et comptait 61 000 collaborateurs. Sur la même période Luxottica Group S.p.A franchissait les 8,8 milliards d’euros de revenus avec près de 80 000 salariés à l’échelle mondiale.
À l’issue de ce mariage, le nouvel ensemble « EssilorLuxottica » deviendrait ainsi un fournisseur d’optique intégré international, reconnu pour la qualité et l’excellence de ses produits. Il s’agit d’un véritable projet industriel et stratégique regroupant des protagonistes aux activités complémentaires et désireux d’offrir une expérience client exceptionnelle.
Au-delà des synergies annoncées dans le communiqué de l’ordre de 400 à 600 millions d’euros à moyen terme, il est fort probable que les deux groupes pourront investir ensemble dans des projets de R&D, l’innovation étant une des valeurs clé partagée par les deux parties. Il est d’ailleurs possible que le nouveau groupe réfléchisse à un projet commun pour développer des lunettes connectées.
Des enjeux de gouvernance
La fusion pourrait régler plusieurs questions : la succession de Leonardo Del Vecchio et les questions de gouvernance
Des discussions avaient déjà été initiées en 2012-2013 mais n’avaient pas abouties bien que ce projet s’inscrive parfaitement dans une logique industrielle. Est-ce la disparition d’un autre fondateur italien emblématique : Michele Ferrero, PDG de Ferrero, le 14 février 2015 qui a contribué à l’accélération du processus ? Ou bien encore la succession malheureuse de plusieurs PDG à la tête de Luxottica depuis 2014 ? En effet, depuis septembre 2014, après le départ d’Andrea Guerra pour désaccord avec M. Del Vecchio et resté dix ans à la tête de Luxottica (juillet 2004–août 2014), aucun remplaçant n’a pu convenir.
Après une tentative de co-direction, son remplaçant opérationnel, Enrico Cavatorta, quittera son poste six semaines plus tard, également à cause de différends avec Leonardo Del Vecchio, et enfin Adil Mehboob-Khan en poste dix-sept mois, sera finalement remplacé par Leonardo Del Vecchio lui-même. Ayant écarté ses enfants, pourtant au nombre de six, de sa succession, le patriarche s’est tourné vers l’extérieur mais en vain. À 81 ans, le fondateur et principal actionnaire, deuxième homme le plus riche d’Italie en 2016, selon Forbes, a encore du mal à lâcher les commandes de la société qu’il a fondée en 1961. Il est donc toujours à la tête de Luxottica.
La fusion devrait permettre de trouver une issue à ce problème de succession. M. Del Vecchio serait nommé PDG du nouveau groupe et Hubert Sagnières, le PDG actuel d’Essilor, assurerait le rôle de vice-président et directeur général du nouvel ensemble. À noter cependant que Leonardo Del Vecchio et Hubert Sagnières conserveraient leurs fonctions respectives de Président exécutif de Luxottica et de Président-Directeur Général d’Essilor International. Un partage des rôles également au niveau du nouveau Conseil d’administration d’EssilorLuxottica.
Celui-ci se répartirait à parité entre Essilor et Luxottica avec seize membres au total dont huit membres nommés sur proposition d’Essilor, incluant Hubert Sagnières, deux représentants des salariés, un représentant de Valoptec (une association qui regroupe 8 500 actionnaires salariés ou retraités) et quatre membres indépendants. Huit membres nommés sur proposition de Delfin, incluant Leonardo Del Vecchio, trois représentants de Delfin et quatre membres indépendants.
En pratique, le communiqué précise que M. Del Vecchio devrait apporter environ 62 % du capital de Luxottica S.p.A qu’il détient via Delfin. Delfin détiendrait entre 31 % et 38 % des actions émises par EssilorLuxottica (selon le taux de réussite de l’offre d’échange. Avec 100 % de taux de réussite, il détiendrait 31 % des actions) et serait son principal actionnaire. Les droits de vote de tout actionnaire d’EssilorLuxottica seraient plafonnés à 31 % et les droits de vote double attachés aux actions seraient supprimés.
Delfin s’engage irrévocablement à apporter sa participation dans Luxottica à Essilor sur la base d’une parité de 0,461 action Essilor pour une action Luxottica
Des perspectives encourageantes
Ce rapprochement permettrait d’apporter « une réponse aux besoins visuels de 7,2 milliards de personnes dont 2,5 milliards ne bénéficient toujours pas de correction visuelle ».
Le nouvel ensemble pourrait devenir un acteur clé sur un marché de l’optique prometteur surtout dans les pays émergents. Selon Research and Markets dans leur étude «Global Eyewear Market with Focus on Luxury Sunglass» (2016-2020) :
« La demande pour l’optique émane d’une population vieillissante croissante, un potentiel important en matière de correction de la vue, une urbanisation grandissante, une expansion sur les marchés émergents, une innovation technique et une demande accrue dans les pays développés. Le marché de l’optique devrait connaître une croissance élevée à un chiffre d’ici la fin de la décennie à la fois sur les marchés émergents et développés. Les marchés de l’industrie du luxe devraient bénéficier d’une croissance supérieure. En outre, au niveau mondial, les consommateurs de la classe moyenne devraient également progresser grâce à une meilleure productivité, un meilleur niveau d’éducation et un développement de l’urbanisation. »
Or Essilor et Luxottica sont déjà très internationalisées. Essilor International produit sur 32 sites dans le monde.
Au-delà de son principal site de production en Italie, Luxottica dispose également d’usines en Chine, au Brésil et en Inde. Le groupe italien s’appuie de plus sur des réseaux de distribution très efficaces.
Il est intéressant de rajouter que cette même étude de Research and Markets analyse les tendances à suivre pour 2016-2020. Elle mentionne notamment la progression du marché des lentilles de contact, le développement des ventes de produits d’optique en ligne, la recherche de produits d’optique à plus haute valeur ajoutée par les clients et une demande croissante pour des solaires de qualité. Des niches ou des marchés sur lesquels Essilor ou Luxottica sont également présents. Luxottica ayant par exemple développé les ventes en ligne et étant propriétaire des chaînes de distribution comme Lenscrafters, Pearle Vision et Sunglass Hut qui ont fait de lui le premier distributeur mondial de lunettes. Une position que le nouvel ensemble devrait pouvoir consolider.
Un renforcement du positionnement luxe de Luxottica
Enfin, au-delà de ses propres marques phares Ray-Ban et Oakley, Luxottica fournit des montures pour Armani, Chanel, Prada. Sont également sous licence de nombreuses marques de luxe comme Burberry, Bulgari ou Tiffany & Co. La firme italienne est en concurrence directe avec le groupe Kering par exemple et le designer de Gucci Alessandro Michele. Même s’il s’agit d’une niche, le marché est particulièrement prisé.
Comme l’a souligné le rapport de « Global Eyewear Market with Focus on Luxury Sunglass », le marché est en progression. Dans un article du Financial Times « Luxury Eyewear in the Spotlight as Brands Focus in on Sector », les analystes estiment les ventes annuelles de solaires et lunettes (de plus de 200 euros) à près de 13 milliards d’euros.
En s’alliant à Essilor, son principal fournisseur, elle devrait pouvoir fournir des produits combinant excellence, qualité et innovation avec un service encore plus rapide. Il est fort probable que l’intégration des deux sociétés permette de raccourcir encore les délais de livraison auprès des clients et de leur fournir une expérience client exceptionnelle.
Complémentarité, synergies, efforts sur la R&D et le service client, cette fusion a tout pour séduire les clients (si le nouveau groupe n’en profite pas pour augmenter ses prix), le personnel, les dirigeants, à condition que la cohabitation de M. Del Vecchio et M. Sagnières se fasse constructivement. Reste à obtenir l’accord des autorités de la concurrence car à eux deux Essilor et Luxottica représentent la plus grosse part de marché du secteur de l’optique avec 14,1 % pour Luxottica et 13,1 % pour Essilor en 2015 selon Euromonitor. Les actionnaires devront également approuver les modalités de l’opération.
Enfin l’AMF devra accorder à Delfin une dérogation à l’obligation de déposer un projet d’offre publique visant les actions Essilor. En attendant, les marchés financiers ont salué l’opération, à l’ouverture de la bourse de Paris, le 16 janvier 2017, le titre Essilor International SA cotait 118 euros soit +15,6 % par rapport au cours du vendredi 13 janvier 2017 et le titre de Luxottica Group SPA cotait 53,65 euros à l’ouverture de la bourse de Milan soit une progression de près de 8,3 % par rapport au cours de clôture de 49,56 euros le vendredi 13 janvier 2017.
Et qui sait, au-delà des lunettes dans le haut de gamme, ce groupe qui voit l’innovation comme facteur de croissance sera-t-il peut-être un des nouveaux entrants sur le marché des lunettes connectées, un acteur européen face au géant américain Google avec ses Google Glass.
Isabelle Chaboud, Professeur d’analyse financière, d’audit et de risk management, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.