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L’inversion de la courbe du temps de travail ou la fin du droit à la paresse

Henri Jorda, Université de Reims Champagne-Ardenne

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« Le droit à la paresse » (1880) : « Not work in process but joy in the making », Brasília, 2012. Paula Pallares/Flickr, CC BY-SA

La réduction du temps de travail (RTT) n’est pas à l’ordre du jour des élections présidentielles. L’air du temps est bien plutôt à repousser l’âge de la retraite et allonger le temps de travail hebdomadaire. Nos enfants ne connaîtront pas ce progrès social destiné à vivre un temps pour soi, un temps non subordonné à un employeur et, plus généralement, au marché. Le droit à la paresse que revendiquait Paul Lafargue est en train d’être perdu, alors qu’il est l’un des droits les plus fondamentaux des êtres humains.

La RTT à droite et à gauche

À droite, aujourd’hui comme hier, il n’est pas question de RTT, car le travail, avec la famille, est traditionnellement garant de l’ordre social, et plus la droite est proche des milieux patronaux ou religieux, plus le travail représente le seul moyen de gagner sa place dans la société. C’est bien pourquoi ceux qui n’ont pas d’emploi sont suspectés de ne pas en faire assez pour en trouver : il faut donc réduire les allocations qui ont tendance à nourrir la paresse des chômeurs.

C’est aussi pourquoi certaines professions sont accusées de ne pas être assez efficaces, les enseignants par exemple. Et les salariés dans leur ensemble sont suspectés de ne pas en faire assez et doivent donc être incités à travailler davantage. D’où viennent l’allongement de l’âge de départ à la retraite, les facilités de licenciement et la réduction des protections sociales.

À gauche, la RTT a longtemps été synonyme de progrès social. En attendant le Grand Soir, il s’agissait de permettre aux salariés de se réaliser en dehors du travail aliéné par le système capitaliste : ce furent la semaine de 40 heures et 2 semaines de congés payés en 1936, les 39 heures et la retraite à 60 ans en 1982, et les 35 heures en 2002.

Depuis lors, peu nombreux sont encore ceux qui préconisent la RTT : des écologistes et, parmi eux, les « décroissants » qui cherchent à casser le cycle infernal travailler-plus-pour-consommer-plus, ou Nouvelle Donne qui vise à partager le travail pour réduire le chômage. Le Front de Gauche, quant à lui, réclame le « rétablissement » des 35 heures, détricotées et assouplies par les gouvernements successifs. Nous sommes bien loin des 2 à 3 heures par jour du Droit à la paresse.

Le Droit à la Paresse de Lafargue

Paru pour la première fois en 1880, le Droit à la paresse était un cri de révolte contre les pratiques patronales de l’époque. Selon Lafargue, c’est avec l’aide de l’Église que les industriels ont tendu un piège dans lequel sont tombés les ouvriers : le Travail. Par l’effort de tous, un monde meilleur était promis : l’abondance de biens, l’enrichissement des nations et de leurs populations. Pour accélérer l’entrée dans ce paradis économique, il fallait mettre tout le monde au travail, de plus en plus longtemps, et de manière de plus en plus efficace.

Paul Lafargue Le droit a la paresse.
Wikimedia Commons

C’est ainsi qu’au moment où paraît le pamphlet de Lafargue, les personnes travaillent 6 jours sur 7, de 10 à 16 heures par jour (la journée de 8 heures sera adoptée en 1919). La plupart d’entre elles n’ont aucune protection sociale et sont condamnées au travail de leur naissance à leur mort, à moins que la charité chrétienne ou le paternalisme patronal ne leur assurent une « retraite » paisible.

Pour Lafargue, réduire la place du travail dans la vie est le seul moyen de redevenir pleinement humain. Le travail a corrompu les ouvriers, les a transformés en esclaves de la production et de la consommation, alors que la bourgeoisie peut se livrer à une débauche de plaisirs. Prisonniers du travail et des besoins fabriqués par le capitalisme, les ouvriers ont provoqué leur propre malheur en revendiquant le droit au travail. C’est le droit à la paresse qu’il faut conquérir en répartissant le travail entre toutes les classes sociales et en bénéficiant des progrès mécaniques. En égalisant les conditions de travail et en automatisant les usines, les femmes et les hommes ne devraient pas travailler plus de 2 à 3 heures par jour.

En cette période de forte industrialisation, Paul Lafargue n’est pas le seul à revendiquer le droit de ne pas se tuer au travail. En effet, c’est entre les années 1870 et 1930 que furent édités le plus grand nombre d’éloges de la paresse. Parmi ceux qui ont connu des rééditions récentes et sont donc très accessibles, nous pouvons signaler Une apologie des oisifs (1877) de Robert-Louis Stevenson, L’Évangile de la Paresse (1927) de Gustave-Henri Jossot et l’_Éloge de l’oisiveté _(1932) de Bertrand Russell. Pour tous ces auteurs, la paresse est une résistance à l’ordre établi, le moyen d’échapper à un système absurde et cruel qui détruit l’humanité et ce qu’elle a de plus précieux : la pensée, l’art, la création, le rêve…

L’actualité du droit à la paresse

Si le travail, son sens et son contenu, sont absents des débats politiques, son actualité nous invite à lire ou relire le Droit à la paresse. Car c’est bien le contenu et le sens du travail qui posent aujourd’hui question, aux policiers qui dénoncent la politique du chiffre et ses effets sur leur activité, aux postiers qui s’inquiètent des dérives productivistes, aux infirmières qui sont prises dans les flux tendus du management des soins, aux chercheurs qui deviennent, à leur tour, des agents de production.

Ce ne sont plus seulement les ouvriers qui souffrent, mais toutes les professions, notamment celles qui sont au service du public. Aux douleurs du corps que reflètent les statistiques sur les troubles musculo-squelettiques s’ajoutent des douleurs mentales. Ces dernières concernent tous les salariés car partout les rythmes de travail s’accélèrent quand le management s’inspire des recettes toyotiennes pour accroître la productivité.

Partout, ou presque, il s’agit d’éliminer ce qui ne produit aucune valeur, tout geste et toute réflexion inutiles, tout ce qui peut faire perdre du temps, donc de l’argent. Les réorganisations se multiplient car rien n’est pire, selon le lean management, que la routine. Il faut désormais appliquer l’amélioration continue, évaluer en permanence, remplir des grilles, tenir des tableaux de bord, atteindre des objectifs, en respectant les procédures et en allant vite, de plus en plus vite.

Oblomov (Ivan Gontcharov 1812-1891) figure de la paresse absolue ; par Theodore Frank.

Les managers eux-mêmes tombent malades du travail, priés de se donner corps et âme à leur organisation, de ne jamais se laisser aller, et de « performer » sans cesse, tels des Sisyphe des temps modernes. Les statistiques produites récemment par la DARES sur les conditions de travail confirment le diagnostic partagé par tous ceux qui connaissent le travail et ses souffrances.

Les travaux de Christophe Dejours ont, notamment, montré la souffrance de ceux qui ont à faire souffrir les autres, de toutes celles et de tous ceux qui souffrent de leur impuissance dans un système qui s’emballe (Souffrance en France est disponible en poche, dans la collection « Points » du Seuil, depuis 2014). Dépressions, burn out et autres pathologies sont en train de se développer dans les organisations du travail. Ces dernières en ont pris conscience et montent des cellules de prévention des risques psychosociaux pour faire entrer la souffrance humaine dans un calcul économique et lutter contre l’absentéisme qui coûte cher.

L’édition récente d’éloges de la paresse fait écho au Droit à la Paresse de Lafargue et aux éloges parus dans les années 1920 et 1930, comme si, depuis quelque temps, nous prenions conscience d’un malaise du travail, pour en appeler à sa fin, ou du moins à un « arrêt salutaire », selon l’expression de Raoul Vaneigem dans son Éloge de la paresse affinée (2009).

Présentée comme un art difficile à pratiquer de nos jours, la paresse redevient une résistance aux formes modernes de management. C’est ainsi que _Bonjour Paresse : de l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise _(2004) a débuté une nouvelle série d’éloges de la paresse pour résister à l’emprise du travail. Mais, selon Corinne Maier, cette résistance est plus difficile à mener collectivement du fait même de l’éclatement des collectifs de travail sous l’effet des modernisations successives. Chaque salarié devrait alors porter le masque de l’obéissance afin d’échapper à l’absurdité du monde du travail.

Une perspective pour nos petits-enfants ?

Dans un article de 1930, John Maynard Keynes se projette un siècle plus tard. Partant de l’anomalie que constitue un chômage de masse dans un monde où les besoins sont infinis, il suppose que l’humanité sera 8 fois plus riche en 2030, grâce au progrès technique et à l’efficacité des hommes d’affaires (entre 1950 et 2015, le PIB a été multiplié par plus de 100 en France !).

Avec toute cette richesse, la plupart des besoins seront satisfaits, et une dose homéopathique de travail, de l’ordre de 3 heures par jour, sera sans doute encore nécessaire pour sevrer l’humanité du travail. Et, précise Keynes,

« ce seront les peuples capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de manière plus intense, capables aussi de ne pas se vendre pour assurer leur subsistance, qui seront en mesure de jouir de l’abondance le jour où elle sera là ».

Dans les prochains mois, à gauche et à droite, bien des promesses de croissance seront servies par le marketing politique, sans que le contenu et le sens du travail ne soient jamais questionnés. C’est que, en ces temps de chômage de masse et d’ubérisation du travail, il est surtout question d’emplois, de création d’activités, peu importe leur nature.

Et il est aussi question d’allonger le temps d’un travail qui fait de plus en plus souffrir celles et ceux qui en ont un. Seul un projet de société fondé sur autre chose que la production et la consommation de masse par des êtres humains réduits à des agents économiques performants, pourra remettre la courbe du temps de travail dans le bon sens.

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Henri Jorda, Maître de conférences Sciences économiques, Université de Reims Champagne-Ardenne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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