Laurent Jullier, Université de Lorraine
Il est difficile d’ignorer, même en l’absence de toute appétence pour les sabres-lasers ou pour les superproductions pleines d’explosions, que la saga Star Wars n’est pas racontée chronologiquement. Non seulement la première trilogie se situe après la deuxième, mais les deux films tournés après elle, en 2015 et 2016, ne se suivent pas. Au final, au lieu d’être racontée en huit films-épisodes qui se succèdent, 1.2.3.4.5.6.7.8, l’histoire est racontée selon une séquence 5.6.7.1.2.3.8.4.
Il n’y a là rien que la littérature n’ait déjà fait – par exemple, et pour rester dans l’imaginaire étasunien, la saga de Conan le barbare, de Robert E. Howard. Plus généralement, les origin stories, ces retours dans le passé qui visent à explorer la jeunesse d’un héros ou la genèse d’un événement, sont depuis longtemps prisées dans les comics et dans les séries télévisées. Ce qui est plus intéressant, avec Rogue One : A Star Wars Story, c’est que deux autres formes de rapport au temps s’insèrent dans ces libertés prises avec la chronologie fictionnelle : la perméabilité au présent et le refus de voir le temps passer.
Star Wars, un sismographe de l’époque
Comme Batman a échappé à Bob Kane et Sherlock Holmes à Conan Doyle, Darth Vader et l’univers de Star Wars ont échappé à George Lucas, ou plutôt il les a laissés s’éloigner de lui, vers Disney en l’occurrence. N’être plus sous la coupe d’un artiste-démiurge les a rendus encore plus perméables aux soubresauts de l’époque, ce qui se vérifie avec Rogue One.
En premier lieu, surtout chez Disney, les héros sont fatigués mais pas les héroïnes. Mieux encore, le sexe du personnage principal n’a plus d’importance. Comme le dit très justement son interprète, Felicity Jones, dans le dossier de presse, « peu importe qu’elle soit une fille ou un garçon ». La seule différence genrée qui la caractérise n’occupe que dix secondes en forme, presque, de clin d’œil à un vieux cliché : elle risque sa vie pour sauver un bambin inconnu d’une mort certaine, sous le regard désapprobateur de son compagnon d’armes – lui, manifestement, n’aurait pas levé le petit doigt.
En second lieu, il est difficile de ne pas transposer les interrogations à haute voix des Rebelles du film aux minorités qui, dans le monde réel, ont entrepris une lutte armée en vue de défaire un ordre dominant qu’elles jugent opprimant ou offensant. Ainsi les Rebelles modérés s’inquiètent-ils parce que l’un d’eux, Saw Gerrera, a choisi la voie « extrémiste », devenant à leurs yeux « hors de contrôle ». Tandis que Cassian Andor, le héros masculin, est assailli de doutes, dignes de l’agent secret de Munich (S. Spielberg, 2005), quant à la nécessité de perpétrer une violence meurtrière pour faire gagner la cause que l’on pense être la plus juste.
Le temps suspendu des images
Aller voir, comme chaque année désormais, un film estampillé Star Wars, c’est rendre visite à des grands-parents qui auraient toujours vingt ans. Habillés à la dernière mode, ils parlent le langage de l’époque et leur visage est si lisse que l’on se demande où se cache leur tableau de Dorian Gray. En cela, chaque nouvel opus est fidèle, à la fois, à l’obsession de George Lucas pour la dématérialisation numérique des œuvres, seule garante à ses yeux de leur éternité, et à la politique Disney de réincarnation permanente des grands classiques maison et autres contes de fées « intemporels » sous forme de reboots frais sortis de l’œuf.
Chaque année donc, dès qu’il s’agit de tourner un nouveau Star Wars, le dernier cri des effets spéciaux, la dernière fournée de jeunes premiers enthousiastes, répondent présents, ou plutôt présent. Quand le X-Wing redécolle il fait encore plus vrai qu’il y a 40 ans, et son pilote a les traits du jeune homme qu’on vient de croiser sur le chemin de la salle de cinéma. Inutile de chercher bien loin le véritable secret de ces insolents personnages : leur tableau de Dorian Gray, c’est nous. Ils restent jeunes, manifestement, parce que nous vieillissons et que nous exigeons comme consolation de la dégradation des corps réels une revanche sur grand écran. Ainsi une brochette de logiciels méphistophéliques est-elle chargée dans Rogue One de faire retrouver aux vieux acteurs – morts ou non, cela n’a aucune importance – le visage de leur prime jeunesse.
Du dividu à l’individu
Après les connexions avec le passé et avec le présent, reste le futur. Le commando de Rebelles dont nous suivons les aventures dans Rogue One hérite certes des doutes américains. Pour commencer, ces guerriers de science-fiction doivent tuer des compatriotes qu’ils pensent être passés du mauvais côté, comme au temps de la Guerre de Sécession. Ensuite, ils évoluent sous les mêmes palmiers découpés par leurs tirs incessants que les GIs au Viêtnam ou en Irak, vêtus des mêmes tenues de camouflage. Mais ils sont bien moins perdus idéologiquement que les soldats d’Apocalypse Now (F.F. Coppola, 1979) ou que ceux de Full Metal Jacket (S. Kubrick, 1987).
En ce sens, si la première trilogie de George Lucas était une entreprise cool de retour nostalgique et bon enfant aux films de cape et d’épée, et si la seconde échouait, avec ses scénarios embrouillés, à revenir à quelque chose de plus sérieux – quelque chose de post-cool –, on peut dire que Rogue One réussit à retrouver une sorte de premier degré politique où la prise de distance ironique ou smart n’a plus cours. Cependant cette « nouvelle sincérité », après laquelle court toute une partie d’une génération fatiguée des sarcasmes permanents de South Park, a ici quelque chose d’étrange.
Au début du film, on pourrait croire que l’engagement de nos héros est de type sartrien. Ce n’est pas l’amour de la patrie qui les motive, mais l’intime conviction qu’il faut aller jusqu’au bout parce que c’est justement aller jusqu’au bout qui donne un sens à la vie – même si cette dernière s’en trouve par là même notablement raccourcie. De nombreux films de guerre made in USA l’illustrent, comme L’enfer est pour les héros (D. Siegel, 1962) ou Attaque (R. Aldrich, 1956) ; d’ailleurs Rogue One n’est pas loin de citer une fameuse réplique d’Attaque, « Ça a l’air calme, par ici. Trop calme ».
Mais plus on avance dans le film, moins la lecture sartrienne tient. La certitude d’avoir raison, chez nos héros, se transforme en simple espoir que l’on entretient en se récitant des prières ou en répétant des devises façon Coué. Les soldats perdent alors leur individualité – eux qui étaient déjà secondairement hommes ou femmes, noirs ou blancs – pour devenir de simples rouages au service de la mission, le sens militaire et le sens religieux du terme se superposant.
L’engagement sartrien était un peu trop conscient de lui-même ; ici, la Cause subsume les volontés et fond les personnes qui se mettent à son service en acceptant de sacrifier leur singularité. Pour le dire avec les termes du psychanalyste indien Sudhir Kakar, nos héros passent de dividus à individus : leur moi s’efface au profit d’une entité collective. Si Rogue One entend donner là une indication sur la marche à suivre pour sortir les sociétés les plus riches de la planète d’une crise de leurs valeurs, c’est donc une indication qui ne laisse pas d’étonner.
« Rogue One : A Star Wars Story », de Gareth Edwards, sortie le 14 décembre 2016. Laurent Jullier est l’auteur de « Star Wars, anatomie d’une saga », Paris, Armand Colin, 2014.
Laurent Jullier, Professeur d’études cinématographiques, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.