François Delorme, Université Grenoble Alpes
Chers auditeurs,
Face à la complexité de l’affaire Kerviel, je viens vous interroger puisque vous y êtes intervenus.
Auparavant, rappelons quelques faits déjà anciens : la Société Générale « découvre » en janvier 2008 des positions non autorisées prises par un de ses traders, Jérôme Kerviel. Cela se manifeste par un gain apparemment rendu invisible de 1,471 milliards d’euros au titre de l’année 2007. Des positions conséquentes, là encore non détectées, ont été créées en janvier 2008. Elles seront « débouclées » et matérialiseront une perte de près de 5 milliards, une fois déduits les gains de 2007.
Qui savait quoi ?
À partir de ce moment-là, commence un grand feuilleton judiciaire… qui n’est pas terminé : la banque cherche à mettre en avant qu’elle a été abusée et trompée, et le trader se défend en expliquant que ses agissements étaient connus.
Quelques éléments plus précis sont à souligner.
Le 14 mai, un document de travail interne au parquet met l’accent sur la nécessité d’une enquête sur la ristourne fiscale de plus de 2 milliards dont bénéficie la Société Générale au titre du traitement de la perte de 2008. Elle serait remise en cause en cas de mise en évidence d’insuffisance des services du contrôle.
Au même moment ou presque, la banque nous offre SA vision des agissements de Jérôme Kerviel par le biais de la mission Green, rédigée par l’Inspection générale de la Société Générale. Ce service théoriquement redouté de la banque… aurait dû, vues les compétences et attributions qui lui sont reconnues, découvrir tout fraudeur (et donc Kerviel) au premier faux pas. Le trader aurait donc trompé même les plus aguerris… (Cependant, la Commission bancaire a infligé une amende de 4 millions d’euros et un blâme à la banque pour « des carences graves du système de contrôle interne »).
Le rapport du cabinet PWC
Sur la base de ce document, discutable donc, le cabinet d’audit PWC établit des préconisations publiées le 23 mai 2008.
Il fait une sorte de vérification accompagnée d’un plan de remédiation, et de transformation. Nous trouvons d’abord dans ce rapport un diagnostic des causes, fait de hausse d’activité et de moyens insuffisants, d’environnement devenu plus complexe et de procédures inadaptées. Du classique.
Le document commence toutefois par la phrase suivante : « pour faire suite à la fraude dont a été victime la Société Générale ». Le décor est planté, la banque est victime.
Il est particulièrement intéressant de noter page 7 :
« les activités du front office se sont développées à partir d’une culture entrepreneuriale forte, basée sur la confiance ».
On peut avoir deux lectures de cette phrase.
- celle tirée de Topaze : « employons des mots innocents, ça nous fera la bouche fraîche » car à aucun moment, ni la « confiance », ni « la culture entrepreneuriale » ne ressortent dans les débats judiciaires. Ne restent alors que de beaux principes qui sont affichés…
- soit une vision plus sociologique qui s’attacherait dans des organisations régies par les ratios, le reporting, les contrôles et les contrats à s’intéresser à ces critères de « confiance » et de « culture » par définition non quantifiables. Ceci nous amène à considérer la place de ces éléments – des conventions – dans les organisations contemporaines.
Les communautés et les conventions
Permettez-moi de développer cette notion a priori désuète qui fut pourtant une des premières étudiées par les pères de la sociologie. On doit à Tönnies l’opposition entre la convention (comportements partagés, intériorisés) et le contrat, chacun ayant sa forme organisationnelle, communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellshaft). Parler de « communauté » peut faire sourire certains qui l’associent à des organisations de la fin des années 60, d’autres penseront aux « communautés de pratiques », en vogue plus récemment.
Elle est particulièrement incarnée par des organisations silencieuses guère étudiées, les ordres religieux. N’oubliez pas, chers auditeurs, que ces organisations ont été des pionniers de la gouvernance et du contrôle : l’abbaye de Cluny comptait au Moyen Âge jusqu’à de 10 000 moines, et 1 200 abbayes dans toute l’Europe. Comment faisait-elle donc sans reporting, sans Internet, sans ratios ?
Au sens contemporain du terme, la communauté est à la fois quelque chose de reçu et de construit à travers des références à des caractéristiques (âge, genre, religion, mœurs) partagées. Il existe un double processus d’identification de celles-ci et une identification du fait du regard porté par les autres : c’est l’autre qui identifie comme membre d’une communauté un acteur par son comportement. La communauté induit ainsi la construction des autres communautés de façon catalytique.
On s’aperçoit très bien de ce critère dans le regard que porte le middle office (services administratifs) sur les traders. L’attitude de ces derniers est mise en évidence par les premiers : « centre de profit » contre « centre de coût ». Cela permet-il l’existence des traders en tant que communauté ? Le critère de caractéristiques partagées n’est pas visible, il s’agit donc plutôt d’une « association » que d’une communauté. À quoi s’identifient les traders ? Qu’est-ce qui fait leur esprit de corps ? Certainement pas le bonus, puisque s’il est une préoccupation commune, il est strictement individuel.
La règle et le code
Deux séquences de l’affaire Kerviel illustrent cette méconnaissance et cette absence des conventions.
Christophe Mannié : « Quand on devient trader chez SocGen, on signe une charte de déontologie qui dit qu’on doit être loyal, transparent et respecter ses limites. »
et
Olivier Metzner : « alors pourquoi ne pas faire un code d’éthique qui appelle au « bon sens » ? Si les vraies limites ne sont pas définies, comment voulez-vous qu’un trader sache où sont ses limites ? »
Signer la charte de déontologie ne donne aucun pouvoir supplémentaire au caractère conventionnel. Le fait de se référer à un « code éthique » partagé exclurait de fait la « pomme pourrie » parce que ce qui est commun crée une coercition sociale qui limite ainsi les comportements déviants en excluant de la communauté. L’importance de la convention tient dans ce rapport entre les acteurs et la règle, plus efficace que la sanction. Les conséquences sont essentielles, parfaitement résumées par le Prieur dans le « Dialogue des carmélites » :
« ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous gardons la règle »
Toutes les règles ne sont pas quantifiables, et certains comportements doivent être intériorisés, partagés, défendus par le groupe. Ainsi, la communauté se caractérise par la cohésion de ses membres, et par des dimensions informationnelles (fort degré d’interconnaissance des membres et conscience collective) et culturelles communes aux acteurs.
Il serait à ce titre intéressant de savoir comment a été mené le chantier décrit page 31 « rigueur, transparence, discipline, courage ». Grand-messe ? ou réelle volonté d’intérioriser des comportements ?
En conclusion, ne nous y trompons pas, la vie conventionnelle et communautaire n’est pas un idéal et il ne faut pas opposer contrat et convention. Elle doit nous faire réfléchir, au-delà du cas Kerviel, sur une certaine vision du « travailler ensemble » dans les organisations, trop faites de reportings et des contrôles, de ratios.
Si l’on s’intéresse au fameux 15 % de ROE (return on equity, ou rentabilité des capitaux propres), Nicolas Berland nous explique que ce chiffre « magique » est caduque depuis bien longtemps et qu’il survit aussi parce qu’il y a des cas de « tricherie » pour atteindre un objectif devenu irréaliste. Tricher ne manque pas de nous interpeller dans l’affaire qui nous concerne car in fine, saurons-nous qui est le « tricheur » et ou est la « tricherie » ? et comment la tricherie serait-elle traitée dans une organisation incluant des conventions ?
Vous l’aurez compris, chers auditeurs, mon truc, c’est la sociologie, les colloques, les belles idées, la littérature, et je ne me fais pas trop d’idée sur le destin des conventions dans les banques….
Vous êtes rompus aux chiffres, et pour moi, la meilleure définition des chiffres vient d’Alfred Sauvy écrivant « ce sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire ». Pourriez-vous alors m’expliquer pourquoi l’ancien patron du back office, Philippe Houbé, décrit de manière limpide comment le milliard et demi de gains de 2007 ne peut être camouflé par des forwards ? et pourquoi il est le seul à le dire ? Après tout, vous faites de l’audit…
François Delorme, Chercheur associé, sciences de gestion, CERAG, membre du WIKISGK, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.