Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine
Une publicité pour des produits « d’hygiène intime » évoquant la vulve – et les règles – de façon réaliste et sans tabou fait actuellement polémique en France, alors que les symboles phalliques, culturellement, ne provoquent pas la même réprobation. Pourquoi cette différence de traitement ? Et depuis quand la vulve est-elle considérée comme obscène ?
Symboles phalliques et symboles vulvaires
Que ce soit dans l’art ou dans la publicité, les images de sexes masculins ne choquent guère. Nous y sommes habitués. Des statues viriles exposent leurs pénis – assez réalistes – dans nos parcs depuis des siècles, tandis que Perrier fait régulièrement la promotion de ses bouteilles aux formes phalliques.
Au contraire, les symboles vulvaires brillent plutôt par leur absence. Il n’est donc pas étonnant que la campagne de publicité « Vive la vulve » de la marque Nana fasse polémique. Le phallus est vu comme une image de puissance, tandis que la vulve dérange. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
La divine vulve d’Ishtar : un symbole de fertilité
Au IIIe millénaire av. J.-C., les Sumériens, peuple de l’Irak actuel, adoraient une déesse nommée Ishtar. Des textes poétiques évoquent la vulve mouillée de la déesse, fertilisée par le sperme de son amant, le berger et roi Dumuzi dont elle était l’épouse divine.
Voici ce que la déesse dit à son amant :
Quant à moi, à ma vulve, à moi, tertre rebondi,
Moi, Jouvencelle, qui me labourera ?
Ma vulve, ce terrain humide que je suis,
Moi, Reine, qui y mettra ses bœufs ?
Les bœufs précédant la charrue désignent le phallus du roi, tandis que la vulve représente le territoire à semer. L’amant royal répond : « C’est le Roi Dumuzi qui te labourera ». Alors l’excitation de la déesse est à son comble. Elle s’écrie : « Laboure-moi donc la vulve, ô homme de mon cœur ! »
Ils font l’amour et, quand Dumuzi éjacule, partout des plantes naissent et se mettent à pousser. La vulve joue ici un rôle positif, complémentaire du phallus. Elle est tout autant indispensable que le pénis pour fertiliser le pays.
La vulve de la déesse Hathor : rire et régénération
Dans l’Egypte antique, la vulve était vue comme une source de bonheur et de régénération.
Le dieu du Soleil, Rê, donne parfois quelques signes de faiblesse ; ce qui met en danger l’humanité tout entière, car le Soleil est la lumière du monde. Heureusement, la séduisante déesse Hathor se déshabille devant lui, dévoilant sa vulve. Alors le Soleil éclate de rire et retrouve tout son rayonnement, grâce à la déesse. Encore une vulve bénéfique.
En Grèce et à Rome : la vulve effacée
C’est en Grèce puis dans le monde romain que la vulve est méprisée. Alors que le phallus est très représenté dans l’art, la vulve en est quasiment absente. Les dieux et les héros nus exhibent leurs pénis, alors que les déesses sont moins souvent dévêtues ; et quand elles le sont, comme Aphrodite, leurs triangles pubiens sont parfaitement lisses, sans lèvres ni clitoris. Des vulves effacées, censurées…
Le phallos en grec ou fascinus en latin avait, au contraire, une valeur extrêmement positive. On lui accordait même des pouvoirs magiques. C’est pourquoi on l’exhibait et on le vénérait comme une idole, capable de protéger la cité et ses habitants contre tous les maux, chassant les intrus et les voleurs.
Dans ce but, chaque année, les Athéniens organisaient des phallophories, c’est-à-dire des processions solennelles de citoyens qui portaient sur leurs dos des phallus géants taillés dans des troncs de bois. Des sexes en érection, sculptés ou moulés en terre cuite, étaient aussi érigés aux angles des rues, à l’entrée des boutiques et des maisons.
« Ici habite le bonheur » (Hic habitat felicitas), proclame une inscription encadrant la représentation d’un fascinus, retrouvée dans une boulangerie de Pompéi. L’épouvantail phallique était censé revêtir une fonction apotropaïque. Grecs et Romains portaient également des sexes masculins de bronze en pendentif. Sous toutes ces formes, le phallus était toujours synonyme de force, de bonheur et de prospérité.
La vulve confinée dans l’univers féminin
Dans l’art grec, la vulve n’est représentée que sur quelques objets destinés à des femmes dont elle était censée favoriser la fécondité.
Certaines statuettes, retrouvées en Égypte, représentent des femmes enceintes accroupies touchant leurs vulves. On connaît aussi quelques statuettes de femmes-vulves, découvertes en Asie Mineure, sans doute utilisées comme des amulettes pour protéger les femmes enceintes. Elles n’ont pas de têtes. Leur visage est inscrit sur leur ventre. Georges Devereux a mis ces œuvres en relation avec le mythe de Baubo, une prêtresse qui, dans la mythologie, montre sa vulve à la déesse Déméter, désespérée d’avoir perdu sa fille.
Le geste de Baubo fait rire Déméter, comme dans le mythe égyptien mettant en scène Hathor, sauf que pour Baubo, le dévoilement de la vulve n’est qu’un geste de solidarité entre femmes, dénué de toute dimension érotique.
La vulve inutile
En dehors de cet univers féminin, la vulve est dépréciée. C’est ce que révèle le mythe de la naissance de la déesse Athéna. Zeus, père d’Athéna, porte sa fille dans sa tête. Pour accoucher, il demande au dieu Héphaïstos, armé d’un ciseau et d’un marteau, de lui fendre le crâne, taillant une sorte de vulve improvisée.
De cette fente jaillit soudain la déesse tout armée. Le maître des dieux est ainsi parvenu à faire naître sa fille, preuve que la vulve des femmes n’est pas utile. Le mythe traduit un rêve de paternité solitaire : procréer sans passer par une vulve.
La vulve raide de la nymphomane
Mais le comble de la vision négative de la vulve dans l’Antiquité se trouve dans les écrits latins. Les auteurs romains ont imaginé des figures de nymphomanes, présentées comme des femmes entièrement dominées par leurs organes sexuels déréglés.
Ainsi, l’impératrice Messaline, épouse de l’empereur Claude (41-54 apr. J.-C.) est devenue après sa mort l’héroïne d’une légende noire, la présentant comme un puits sans fond.
C’est le poète Juvénal qui créa cette figure orgiaque. À la faveur de la nuit, écrit-il, la jeune impératrice délaissait les ors du palais. Elle sortait en cachette, afin d’aller assouvir son puissant appétit de sexe dans un infâme bordel de Rome (Juvénal, Satires VI, 116-130).
Durant toute la nuit, Messaline s’offrait à une foule de clients jusqu’à la fermeture du lupanar. Alors seulement elle rentrait au palais « brûlante encore de la tension de sa vulve raide » (adhuc ardens rigidae tentigine vulvae). Elle était épuisée, « mais toujours pas repue » (sed non satiata ; la fameuse expression qui, plus tard, inspirera Baudelaire dans le poème du même nom).
Jamais satisfaite, car nulle étreinte ne peut apaiser sa vulve, Messaline entraîne son entourage dans les vertiges de sa libido sans fin. Selon Pline l’Ancien, elle faisait l’amour 25 fois par jour (Pline l’Ancien, Histoire naturelle 10, 83, 172).
L’impératrice consomme ses amants à la chaîne. Mais surtout, c’est elle qui prend l’initiative de toutes ses relations sexuelles. Elle bouleverse les codes de la société phallocratique romaine. Prédatrice sexuelle hyperactive et femme dominante, elle se comporte un peu comme un homme. Ce qui est proprement scandaleux du point de vue des Romains.
Heureusement, son époux Claude, alerté de ces débordements inadmissibles, finira par faire taire cette vulve obscène, en commanditant l’assassinat de son épouse.
Mais qu’est-ce que l’obscénité ?
L’obscénité n’existe pas en elle-même. C’est une convention sociale qui varie selon les époques et les lieux. Ainsi, au Japon, les images de vulves sont toujours considérées comme obscènes d’un point de vue juridique, comme en témoigne la condamnation de l’artiste Megumi Igarashi en 2014.
Sous l’influence de mouvements féministes, la vulve est néanmoins de retour dans l’art de notre XXIe siècle. La publicité « Vive la vulve » s’inscrit dans cette évolution, en faisant la promotion d’images vulvaires à des fins commerciales.
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.