Margaux Magalhaes, Sciences Po Lille
Le 7 octobre, Donald Trump crée la surprise en annonçant le retrait de l’armée américaine de certaines zones aux abords de la frontière turque dans le nord de la Syrie. C’est un revirement de taille. Prenant Le Pentagone, le Département d’État et les services de renseignement à rebours, le président américain décide finalement de satisfaire la Turquie, son allié de l’OTAN depuis 1952, au détriment de son allié kurde depuis 2014 contre Daech, le PYD. Cette action permet à Ankara de lancer une offensive dans la zone est syrienne contre les milices kurdes.
Par ailleurs des pourparlers continuent avec Washington afin que la Turquie reçoive finalement les avions de chasse américains F-35, ce qui avait été prohibé suite à son achat des missiles anti-aériens S-400 aux Russes.
Ce tournant majeur déterminera la possibilité de confier à la Turquie la responsabilité des membres européens de Daech détenus par les Kurdes.
Ce geste du président américain, couplé à sa volonté d’établir la zone de sécurité réclamée depuis de longs mois par Ankara au nord-est de la Syrie, laisse présager une amélioration de la relation turco-américaine.
Bien sûr, tous les griefs n’ont pas disparu et des contentieux demeurent tels la présence de Fethullah Gülen aux États-Unis (instigateur présumé du coup d’État militaire en Turquie en juillet 2016), l’acquisition des S-400, la dimension de la zone de sécurité, l’envoi de réfugiés syriens présents en Turquie dans celle-ci ou encore la lenteur avec laquelle, selon Ankara, les États-Unis s’occupent de la création de cette zone.
Mais sa mise en place est essentielle afin que survive la relation turco-américaine, et plus largement turco-occidentale, qui pourrait bien imploser en cas d’échec, et ce en dépit de l’annonce de Trump le 7 octobre dernier. Non seulement les Européens ne s’alignent pas sur la position du président américain, mais ce dernier est également isolé dans ce dossier aux États-Unis, laissant présager d’éventuels revirements.
Pour saisir ces enjeux, il convient d’expliquer au préalable l’origine des tensions autour de la question kurde, qui empoisonne depuis plusieurs décennies la relation entre les États-Unis et la Turquie.
L’origine des tensions
Lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, les premières tensions entre les Américains et les Turcs voient le jour autour de la question kurde. En effet, afin de satisfaire l’allié américain et de s’assurer de la durabilité de leur lien, la Turquie décide de rejoindre l’effort de guerre contre l’Irak. Seulement, outre des conséquences économiques désastreuses (l’Irak étant alors son deuxième partenaire commercial), la guerre renforce les ambitions autonomistes des Kurdes de Turquie.
Car le PKK – organisation terroriste kurde ciblant l’héritière de l’Empire ottoman depuis 1984 – se saisit de l’occasion pour reprendre les armes après une courte trêve. À cela s’ajoute la fuite de 500 000 Kurdes du nord de l’Irak vers le sud-est de la Turquie, déjà peuplée principalement de Kurdes.
Afin de limiter l’afflux de ces réfugiés, Ankara entreprend de créer une zone de sécurité au nord de l’Irak où seront protégés les Kurdes, dans le cadre de l’opération « Provide Comfort ».
Mais loin de régler la question kurde, cette initiative permet au PKK d’établir sa base arrière en Irak, d’où il entraîne ses recrues et conçoit ses attaques contre la Turquie.
Les Turcs s’inquiètent aussi du soutien et de la protection apportés par les Américains aux Kurdes d’Irak, la superpuissance ayant besoin d’alliés d’opposition à Saddam Hussein sur le terrain. Ce choix des États-Unis alimente le « syndrome de Sèvres » des Turcs, c’est-à-dire leur crainte constante que des forces étrangères cherchent à affaiblir leur pays et à mettre à mal son intégrité territoriale. Pourtant, les Américains ne semblent pas entendre cette peur.
Une défiance croissante envers les États-Unis
La défiance envers la superpuissance s’accroît encore lors de la guerre en Irak de 2003. Les Turcs s’interrogent : ne risquerait-elle pas de plonger une nouvelle fois la Turquie dans une crise économique, de renforcer les Kurdes et de déstabiliser un pays frontalier ? Mais les Américains ignorent à nouveau les inquiétudes de leur allié ; dès lors, l’opinion publique turque considère la superpuissance comme une menace directe à sa sécurité.
Comme Ankara le redoutait, le PKK reprend sa guérilla en septembre 2003 après avoir mis fin unilatéralement au cessez-le-feu en vigueur depuis 1999. Le gouvernement turc alerte les autorités américaines présentes en Irak ; or, Washington ne se résout guère à aider son allié de l’OTAN à faire face à un terrorisme qui la cible.
Il faut attendre 2006 pour que les États-Unis viennent en aide à Ankara après qu’Erdoğan a menacé d’envahir le nord de l’Irak pour régler le problème du PKK. Alors, Washington accepte de partager du renseignement avec son allié sur les bases irakiennes du PKK et autorise Ankara à mener des opérations militaires au nord de l’Irak. Reste que la relative inaction des États-Unis renforce l’idée répandue au pays d’Atatürk que l’intention de la superpuissance est de diviser la Turquie pour établir un Kurdistan, alors que l’inactivité américaine provient de son implication prioritaire dans le chaos irakien.
L’importance de la « zone tampon » syrienne pour apaiser les tensions
La Turquie a donc progressivement perdu confiance en son allié américain. Le printemps arabe syrien renforce cette tendance quand, en dépit des promesses formulées par Barack Obama, celui-ci ne s’engage guère en Syrie contre Bachar Al-Assad, n’aide qu’a minima la Turquie à soutenir l’opposition même lorsque le dictateur syrien franchit la ligne rouge américaine en gazant sa population. Washington redoute en effet la radicalisation de l’opposition et souhaite en outre se focaliser sur le « nation building at home », c’est-à-dire sur la politique intérieure américaine.
Les États-Unis n’aident pas non plus la Turquie à instaurer une zone de sécurité au nord de la Syrie afin qu’elle puisse faire face à l’afflux de réfugiés qui arrive massivement dans son pays (ils sont près de 2000 par jour à entrer en Turquie en 2012).
Pis, depuis l’été 2014, Obama décide d’armer et de soutenir le PYD – milice kurde syrienne créée par le PKK en 2005 – face à Daech. Alors même que depuis 2013 la question kurde était en voie de résolution politique en Turquie, elle redevient une question sécuritaire.
Face à Daech, les Occidentaux somment les Turcs de s’allier aux Kurdes armés, alors qu’une telle coopération menacerait, selon Ankara, l’intégrité territoriale de son pays et la sécurité de ses citoyens. Son refus conduit de nombreux Occidentaux à s’interroger sur la fiabilité de l’allié turc et sur les bienfaits qu’aurait son éventuelle expulsion de l’OTAN. Pour la Turquie, il apparaît alors que cette alliance n’est pas pleinement réciproque : les Occidentaux somment les Turcs de protéger leur sécurité quand eux-mêmes ne cherchent guère à protéger la sienne. D’ailleurs contrairement aux promesses formulées par les Américains, à savoir que le PYD ne s’installera pas aux frontières turques en Syrie et sera repoussé à l’est de l’Euphrate, les milices prennent bel et bien possession de ces villes frontière à l’ouest du fleuve, d’où les interventions militaires turques à Afrin ou à Jarabulus.
Eloigner les milices kurdes
Dans ce contexte, on comprend l’importance que revêt la mise en place d’une zone tampon au nord de la Syrie pour Ankara : il s’agit d’assurer sa sécurité en éloignant les milices kurdes de sa frontière afin qu’ils n’établissent ni une base arrière contre la Turquie (comme lors de la guerre du Golfe) ni un Kurdistan qui menacerait son intégrité territoriale.
La question du retour des réfugiés syriens dans leur pays, qui sont environ 3,6 millions en Turquie, est aussi essentielle.
Tel « Provide Comfort », les Turcs envisagent la zone tampon syrienne comme une zone de sécurité où pourraient s’installer ces réfugiés. Sauf que, contrairement au cas irakien, des Arabes s’installeraient dans des terres kurdes, ce qui affaiblirait la quête autonomiste de ces derniers.
La mise en place de cette zone tampon est également importante pour l’Occident. Elle permettrait de témoigner de sa solidarité envers la Turquie, au risque que celle-ci ne décide de quitter à terme une alliance qu’elle estimerait ne guère la protéger. Pour l’Amérique, victime de son « complexe iranien », l’enjeu est d’éviter que l’État pivot turc, tel l’Iran en 1979, passe du statut de meilleur ami au Moyen-Orient à celui d’ennemi.
Ne tente-t-elle pas déjà de chercher des alternatives du côté de la Russie ? Ne menace-t-elle pas de ne plus contenir les réfugiés souhaitant se rendre en Europe si une zone de sécurité n’est pas créée ?
Reconstitution d’un partenariat stratégique
En raison de l’ancienneté des contentieux entre les États-Unis et la Turquie autour de la question kurde, reconstruire la confiance sera sans doute une entreprise de longue haleine et la zone tampon ne saurait être suffisante à cette fin.
D’ailleurs si sa mise en place constituerait une étape majeure vers la reconstitution de ce partenariat stratégique, elle acterait sans doute, en cas d’échec, la fin de l’alliance entre la Turquie, les États-Unis et l’Europe et menacerait, par voie de conséquence, l’intégrité de l’OTAN – alliance au demeurant déjà fortement fragilisée par des différends transatlantiques.
Il faut dire que la dégradation entre les trois acteurs ne peut être comprise qu’au travers du prisme de la question kurde : la crise que traverse la relation triangulaire est structurelle et trouve son origine dans l’affaiblissement de l’ordre libéral international.
La question kurde n’est donc qu’un symptôme – certes majeur – de cette relation triangulaire déliquescente. Mais elle pourrait désormais briser cette alliance sécuritaire.
L’Europe ne condamne-t-elle pas la décision de Trump et l’attaque turque ? La France n’a-t-elle pas saisi le conseil de sécurité de l’ONU contre les agissements d’un allié de l’OTAN ? Un corridor de la paix pourra-t-il dans ces conditions voir le jour ?
Margaux Magalhaes, Enseignante chercheuse , Sciences Po Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.