« La façon dont la culture numérique transforme le monde est tellement vaste, tellement complexe », constate le réalisateur Olivier Assayas, qui évoque dans son film les effets de la mutation technologique.
Portables, tablettes, ordis, internet, réseaux sociaux… Olivier Assayas évoque comment « tout cela fait bouger le monde », dans son nouveau film « Doubles vies » (sortie le 16 janvier), comment le numérique, le virtuel, le digital, bouleversent notre quotidien. Le cinéaste le constate notamment dans un monde de bobos et intellos parisiens, où ses personnages (joués par Juliette Binoche, Guillaume Canet, Vincent Macaigne, Nora Hamzawi, Christa Théret) sont éditeur, écrivain, actrice, assistante parlementaire…
« Je pense être suffisamment au coeur du problème dans le monde du cinéma, et de l’art en général, pour voir qu’aujourd’hui la consommation et la digestion de toutes les formes d’art est devenue totalement compulsive et assez dangereuse », confie Guillaume Canet, « Cette problématique dans l’édition, je la comprends très bien, elle est similaire dans le monde du cinéma, aujourd’hui on se retrouve à faire des films qui sont vus sur des smartphones. Ce qui m’inquiète, c’est que ça altère la fabrication, la manière de faire, et puis je trouve que les films doivent être vus dans des salles, on partage des émotions, on rigole ensemble ».
« On est formatés pour consommer, aussi bien des films que des choses dans une grande surface, c’est là où c’est complètement fou, la multiplication, la consommation fait qu’on se perd, on n’a pas le temps d’être relié aux autres dans la rue, dans les transports en commun, moi aussi j’en suis victime », ajoute Juliette Binoche, encore attachée à l’écrit, au papier : « J’ai une relation sensuelle avec les livres, j’aime bien les crayonner, les corner, les avoir dans mon sac. Et puis on traverse des émotions quand on lit un livre, il y a quelque chose qui se passe en soi, l’objet est relié à ces émotions ; quand on retouche un livre, on retouche un moment de sa vie, de transformation, un livre c’est un lieu de transformation, comme un film, comme une musique », dit l’actrice.
Dans ces « Doubles vies », où il est aussi beaucoup question de petits et gros mensonges entre amis, Nora Hamzawi incarne la personne à la fois la plus branchée sur tous supports et la plus ancrée « dans le réel », sur « le terrain » : « Ce que j’ai beaucoup aimé dans le scénario, c’est qu’il y a quelque chose d’extrêmement moderne, réaliste, dans la complexité des personnages, de ce qu’on vit, et qu’à la fin on se tourne vers l’essentiel, la vie, l’amour », confie la comédienne.
Olivier Assayas : « Le cinéma est fait pour poser des questions »
« J’ai toujours besoin sinon de me mettre en danger, en tout cas de faire des choses que je ne sais pas faire, où je n’ai pas tous les repères, je suis obligé de les inventer, de m’adapter », confie Olivier Assayas. Cette fois, le cinéaste (« Les destinées sentimentales », « Demonlover », « L’heure d’été », « Après mai », « Carlos », « Personal Shopper », « Sils Maria »…) signe un film très dialogué, aux scènes longues, sur le ton d’une comédie savante. Avec pour influences, Woody Allen (« Je l’admire beaucoup », dit-il), Nanni Moretti, et pour modèle « L’arbre, le maire et la médiathèque » d’Eric Rohmer. Interview.
Avec ce film, vous vouliez évoquer la transformation vers l’ère numérique et comment cette technologie a bouleversé nos vies ?
Olivier Assayas : Je trouve que le cinéma peut participer au débat. Dans le cinéma français, on sait bien faire du cinéma social, mais on mélange social et politique, c’est moins courant d’essayer de se confronter à des questions de société, qui ont à voir avec le politique. Donc, ça m’amusait de faire un film qui ait ce côté journalistique. Dans la mesure où, tous, on vit dans ce monde-là, on est tous bousculés par cette problématique-là, fatalement on en est partie prenante, le cinéma est fait pour poser des questions et pas pour donner des réponses. La façon dont les modalités multiples de la culture numérique transforment le monde sont tellement vastes, tellement complexes, tellement contradictoires, que je défie qui que ce soit d’avoir un avis fixé sur la question. Tout ce dont on peut rendre compte, c’est la complexité dans laquelle on est un peu abandonnés face à ces métamorphoses.
Plus que bousculés, beaucoup en sont victimes dans de nombreux secteurs…
Victimes, c’est compliqué de le dire comme ça, on est à la fois complices et critiques, on est tous ambivalents, parce que c’est fascinant, c’est passionnant, mais avec des effets calamiteux. On manque non seulement d’une pensée mais de certitudes, on est un peu livrés à nous-mêmes quant à savoir exactement où se trouvent les barrières morales, éthiques. La révolution industrielle a supprimé des emplois d’ouvriers, la révolution numérique supprime des emplois de la classe moyenne, et on ne parle même pas de l’intelligence artificielle qui va laminer y compris des classes moyennes supérieures. La question n’est pas de savoir si c’est bien ou si c’est mal, c’est un fait réel auquel il va falloir être confronté et trouver des solutions humaines.
Le mot transparence revient souvent dans votre film, est-ce que c’est un symptôme contemporain ?
Oui, d’autant plus qu’elle n’existe pas. C’est cette idée qu’aujourd’hui des gens, certes, existent sur des réseaux sociaux, se présentent à travers leurs goûts, leur vie, mais en réalité c’est une fiction complémentaire, c’est une invention, le personnage qui nous représente sur les réseaux sociaux n’est jamais nous, il est une sorte de version fantasmée de nous-mêmes, cette transparence est constamment illusoire.
L’écrivain, joué par Vincent Macaigne, écrit des romans d’autofiction, la vérité se retrouve plutôt dans les œuvres d’art ?
Les écrivains, quels qu’ils soient, même ceux qui écrivent des livres de science-fiction, s’inspirent de leur propre expérience, le réel tel qu’on l’observe, tel qu’on le vit, c’est la matière même de l’histoire. Après, il y a des écrivains qui ont besoin de jouer avec le feu, parce que ça peut être stimulant, il y a quelque chose d’un peu risqué, dangereux, une forme d’indécence qui est leur moteur. Ce n’est pas facile d’écrire, d’être inspiré, de trouver en soi le désir, quelquefois le danger de l’autofiction peut être au cœur du désir d’un écrivain, ce n’est pas rare.
« La révolution numérique du cinéma a été plus longue, plus complexe »
Un réalisateur met plus de distance dans ses films ?
A partir du moment où il y a art, il y a transformation, le livre aussi véridique soit-il n’est pas le réel, et le film encore moins. Cela m’est arrivé de faire des films avec des points de départ autobiographiques, j’ai fait deux films sur mon adolescence, « L’eau froide » et « Après mai », j’ai tourné dans des décors, des lieux qui sont, sinon ceux de mon enfance, en tout cas ceux dans lesquels j’ai vécu. Mais à la seconde où je commence à choisir un acteur, qui va être habillé par un costumier, que je fais ce plan-là et pas tel autre, où je mets en face de lui tel autre personnage, j’ai complètement oublié la question de l’autobiographie, ça disparait, ça se dissout aussitôt. Mais reste un substrat, c’est là, c’est une transformation poétique du réel qui est l’objet même de l’art, ou une interprétation. C’est en cela que quelquefois la fiction est plus proche du réel que le serait le documentaire ; le documentaire rend compte de la réalité matérielle, tangible, tandis que la fiction raconte comment on vit ce réel, et comment on le transforme, l’adapte, l’embellit ou l’empire.
L’édition et le cinéma ont connu les mêmes effets du numérique, il y a de plus en plus de films et de livres, et moins de spectateurs et de lecteurs…
La révolution numérique du cinéma a été beaucoup plus longue, beaucoup plus complexe, beaucoup plus ancienne. J’en ai été le témoin à travers mes films, j’ai commencé à faire des films dans un monde absolument non-numérique, j’ai vu débarquer d’abord le numérique appliqué au son, la musique, ensuite ça a infiniment facilité le montage, après il y a eu les caméras, les projecteurs, et la pellicule a disparu. Mais ça a été selon des procédures plus complexes, plus techniques. En France, il y a un excellent système de soutien au cinéma, qui fait qu’il y a beaucoup de premiers films, il y a des procédures qui permettent de faire exister des films. La France a une production de films importante, plus importante aujourd’hui qu’à d’autres époques, dans d’autres pays c’est l’inverse.
Le numérique s’applique aussi par les plateformes de diffusion, par exemple « Roma » d’Alfonso Cuaron, primé à Venise, est diffusé sur Netflix et n’est pas visible en salles…
Pour moi « Roma » est un exemple calamiteux. C’est sans doute le meilleur film de l’année, je suis très impressionné par ce film, j’aime beaucoup Cuaron, la personne, l’artiste, et c’est tout de même hallucinant que, sortant d’avoir fait « Gravity », un succès mondial, il soit obligé de recourir à Netflix pour boucler le budget de son film, parce que le système n’est pas prêt à financer un film en noir-et-blanc, sans acteurs connus, et parlé en espagnol. « Roma » est un film qui est fait, pensé, réfléchi pour le grand écran, après est-ce que Cuaron a fait un pacte avec le diable, je ne sais pas si Netflix c’est le diable, mais il a certainement fait un pacte rentable économiquement.
Vous seriez prêt à faire un tel pacte avec Netflix ?
Non. Mais mon prochain film, que je tournerai essentiellement à Cuba, raconte une histoire vraie, d’espions cubains à Miami dans les années 1990 ; aujourd’hui, il y a une proposition sur la table de Netflix qui veut acheter le film pour l’Amérique latine. Mon producteur, moi-même, mes partenaires, ne prenons pas cette offre sur la base de l’espoir qu’on fera de meilleures ventes pays par pays. C’est fragile, le cinéma, si jamais ces ventes ne se font pas au niveau de la proposition de Netflix, je n’aurai aucun moyen de m’opposer au fait que ce film soit sur Netflix en Amérique latine. J’ai ce rapport archaïque, infantile, au grand écran, je n’ai pas de désir de quelque chose qui passerait directement à la télévision, je n’ai pas le même rapport avec un film que je vois chez moi.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Doubles vies », un film d’Olivier Assayas, avec Juliette Binoche, Guillaume Canet, Vincent Macaigne, Nora Hamzawi, Christa Théret (sortie le 16 janvier).