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« Gilets jaunes » : trois visions d’une même histoire et quelques leçons

La colère autour de la fiscalité ne débouche pas seulement sur une demande aveugle de baisse des impôts. Serge Goujon / Shutterstock
La colère autour de la fiscalité ne débouche pas seulement sur une demande aveugle de baisse des impôts. Serge Goujon / Shutterstock

 

Olivier Costa, Sciences Po Bordeaux

Le mouvement des « gilets jaunes » s’essouffle. La dernière mobilisation en date – samedi 29 décembre – n’a réuni qu’un vingtième des effectifs de l’acte I (le 17 novembre). Deux jours après, il n’y avait que 200 gilets jaunes sur les Champs-Élysées parmi 250 000 réveillonneurs.

L’heure est au bilan. Rarement mouvement social aura fait l’objet d’interprétations aussi contrastées, suscité une telle polarisation de l’opinion publique, et attisé tant de passions. Deux lectures antagoniques ont dominé les débats jusqu’à présent : on veut y ajouter une troisième, et en tirer quelques leçons.

Le mouvement vu par ses soutiens

La mobilisation des gilets jaunes a été décrite par certains comme un vaste mouvement populaire, fondé sur un profond désespoir social et sur le rejet d’un système politique oligarchique, qui serait gouverné par les riches pour le bénéfice de ceux-ci. Ce système serait, à les en croire, peuplé d’élus, de conseillers et de hauts fonctionnaires coupés des réalités sociales, et ses actions seraient encensées par des médias soumis au pouvoir politique ou financier.

Ce mécontentement peinerait à s’exprimer électoralement, en raison du manque de mobilisation des classes populaires, de leur propension à l’abstentionnisme, de l’inadaptation de l’offre politique et de la dispersion de leurs voix entre l’extrême gauche et l’extrême droite.

En outre, la configuration politique de 2017 et l’unanimisme des médias « aux ordres » auraient permis à Emmanuel Macron de bénéficier d’une majorité artificielle. Élu à la faveur du front républicain contre Marine Le Pen et du vide laissé par des partis traditionnels en déroute, le Président aurait gouverné en l’oubliant, et conduit une politique strictement néolibérale et européiste, centrée sur les préoccupations des chefs d’entreprises et des élites sociales et administratives. Le mouvement des gilets jaunes serait, dès lors, une réaction à cette dérive et une réponse au mépris manifesté par les autorités à l’endroit des plus modestes.

Ce mouvement serait donc légitime dans ses motifs, une conséquence inévitable de décennies d’action publique ignorante des revendications et des besoins des classes laborieuses. Il serait révolutionnaire dans son essence, et comparable aux précédents de 1789, 1871 et 1968. Il ne pourrait trouver d’issue que dans un changement radical de régime, de politique et de gouvernants.

Au-delà de revendications spécifiques, ce mouvement serait un appel à une évolution profonde du système démocratique français. Pour ce faire, il conviendrait que le Président démissionne et qu’un gouvernement provisoire organise la rédaction d’une Constitution par un groupe de citoyens.

Le mouvement vu par ses opposants

Cette approche des choses a été battue en brèche par ceux qui n’y voient qu’un désordre illégitime, vulgaire et violent. Les gilets jaunes y sont présentés comme des citoyens irresponsables, se souciant uniquement de leur propre sort et n’ayant aucune considération pour la liberté des autres.

Les commentateurs les plus critiques ont mis en doute le fait que les citoyens mobilisés soient des oubliés du système, et les ont présentés comme des gens issus de la classe moyenne, vivant décemment de leur travail et des généreuses prestations sociales dont ils bénéficient en France, mais prétendant jouir du train de vie de cadres supérieurs.

Le mouvement a aussi été dénoncé en raison de son populisme, de sa conception approximative de la démocratie et du non-respect de l’État de droit. Ses leaders ont en effet toujours refusé d’emprunter les voies régulières de la mobilisation, et opté pour des actions illégales ou violentes : blocages de routes et de centres commerciaux, manifestations non déclarées, appels à l’insurrection, affrontements avec les forces de l’ordre… Les nombreux débordements qui ont émaillé le mouvement – agressions contre les récalcitrants, les élus et les journalistes, destructions de biens publics, dérapages racistes et antisémites – ont été analysés comme le produit d’un rejet des valeurs républicaines.

Certains ont aussi dénoncé le caractère résolument antagoniste du mouvement des gilets jaunes. Ses revendications étaient aussi nombreuses que brouillonnes, et ses leaders autoproclamés ont rivalisé dans la fermeté de leur refus de négocier avec les autorités. Les appels au dialogue sont ainsi restés lettre morte, les représentants du mouvement se contentant d’exiger « tout et tout de suite », sans laisser aucun espace à la négociation.

Le discours critique a enfin souligné la manière donc certains journalistes, intellectuels et universitaires ont donné au mouvement un écho médiatique et une importance sans rapport avec sa réalité sociale. Au plus fort de la mobilisation, il n’a en effet réuni « que » 280 000 participants. C’est un nombre sans rapport avec les grands mouvements sociaux que furent les événements de mai 1968, les manifestations pour « l’école libre » en 1984, et contre la loi Devaquet en 1986, le plan Juppé sur les retraites en 1995 ou encore le CPE en 2006. Tous ont compté plus d’un million de participants.

D’un point de vue historique, ce mouvement n’a donc rien d’exceptionnel par son ampleur. S’il l’est, c’est par la couverture médiatique dont il a bénéficié, par les désordres et les dégradations qu’il a occasionnés, et par un bilan humain d’une gravité sans précédent (10 décès et plus de 1 000 blessés).

Les évolutions plus tardives du mouvement – affrontements organisés avec les forces de l’ordre, dégradations de biens et de symboles de la République, multiplication des dérapages antisémites et racistes – ont suscité un rejet croissant. La dérive finale consistant à s’en prendre systématiquement aux médias a été perçue comme un signe supplémentaire de la radicalisation de ses leaders.

Le creusement insupportable des inégalités

Que penser de tout cela, au-delà des arrière-pensées politiques et des réactions épidermiques ? Pour paraphraser Shakespeare, doit-on considérer que cette séquence est « une fable, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien », ou au contraire lui trouver un sens profond ? Il ne faut pas trop prêter au hasard : les mouvements sociaux ne sont pas des artefacts, et renvoient toujours à des problèmes concrets. Mais comment expliquer que le mouvement des gilets jaunes ait atteint une telle ampleur médiatique et politique ?

Il faut, pour commencer, prendre acte de l’incapacité des gouvernements des démocraties occidentales à endiguer l’inflation constante des écarts de revenus entre les fractions les plus riches et les plus pauvres de la population. Non seulement la croissance mondiale bénéficie avant tout à une infime minorité, mais cet état de fait est désormais connu de tous, lecteurs de magazines pipoles ou de journaux économiques.

En outre, l’industrie du luxe ne prospère que par sa capacité à convaincre le commun des mortels qu’il ne peut vivre heureux sans luxe. Les sociétés contemporaines sont donc affectées par une violence économique et symbolique qui atteint les limites du supportable, face à laquelle les responsables politiques semblent démunis. Que l’on taxe les plus riches ou les multinationales, et ils partent dans le pays voisin, où on leur proposera un arrangement. Le commun des mortels n’a, pour sa part, aucun moyen légal d’échapper aux taxes et aux impôts.

La part de responsabilité de Macron

Emmanuel Macron a aussi sa part de responsabilité dans l’inflation de ce sentiment d’injustice sociale. Élu à la faveur d’une mobilisation contre Marine Le Pen et de la décrépitude des partis de gouvernement traditionnels, il a donné l’image d’un Président autoritaire et sourd aux revendications sociales. Il a choisi de valoriser tant et plus la réussite et l’innovation, les startupeurs, les entrepreneurs et les « premiers de cordée », renvoyant implicitement le gros de la population à un sentiment d’échec et de déclassement.

Ses prédécesseurs cultivaient une double image : celle d’intellectuels, férus d’art et de littérature, mais aussi d’hommes authentiques, proches du peuple et du terroir, issus de fiefs ruraux, passionnés par la France et les Français. Emmanuel Macron, qui n’a jamais été élu avant d’accéder à l’Élysée, véhicule pour sa part l’image d’un technocrate peu au fait du quotidien des gens, voire d’un banquier à la solde de la finance internationale.

Il n’affiche pas de passion supposément populaire et semble incapable d’adapter son langage et son discours à son auditoire. Il a, en outre, accueilli les premières protestations populaires – contre la baisse des APL, l’application de la CSG aux retraités, la réduction de la vitesse à 80 km/h ou encore la hausse des taxes sur le gazole – avec une sorte de condescendance qui n’a fait qu’attiser la colère sociale.

Cela a été dit et expliqué ici : le mouvement des gilets jaunes est aussi largement le produit des possibilités de mobilisation que les réseaux sociaux offrent aujourd’hui à des citoyens, même dépourvus de tout moyen logistique ou financier. Facebook a ainsi permis à près de 300 000 personnes de coordonner efficacement leurs actions à l’échelle de la France en l’absence de toute organisation ou structure.

L’appui des médias

En troisième lieu, le mouvement a fortement bénéficié de l’appui des médias. Les chaînes d’information continue y ont vu la possibilité d’organiser un direct permanent à peu de frais, et de nourrir ad libitum les débats de leurs chroniqueurs et experts. Les médias traditionnels leur ont emboîté le pas, ne pouvant ignorer un événement inédit aux développements incertains.

De nombreux journalistes et chroniqueurs ont apporté leur soutien au mouvement, en conséquence d’un mélange de culpabilité de classe (« nous n’avons pas assez écouté les gens des campagnes »), d’opportunisme commercial (« élargissons notre audience »), de revanche sur Emmanuel Macron (« voilà ce qu’il en coûte de refuser de nous parler ») et de suivisme (« tout le monde ne parle que de ça »).

L’avidité des médias pour les images impressionnantes et les déclarations-chocs a aussi pesé sur les logiques de mobilisation : désormais, rien ne sert de faire grève ou de défiler dans le calme, car les caméras exigent du spectaculaire. Certains lycéens l’ont bien compris et, plutôt que d’organiser des sit-in et des A.G., ils ont convoqué les médias avant de mettre le feu à quelques véhicules.

Cette mobilisation est aussi arrivée à point nommé pour ceux qui attendent désespérément le « grand soir », comme certains croyants le Messie ou l’Apocalypse. Journalistes, intellectuels, chroniqueurs et universitaires, pétris d’une idéologie de lutte des classes, ont spontanément analysé le mouvement des gilets jaunes comme l’amorce d’une révolution prolétarienne, en dépit du rôle clé joué par des acteurs et organisations issus de l’extrême droite et de la présence massive d’électeurs du Rassemblement national.

La responsabilité des partis d’opposition

En dernier lieu, l’ampleur du mouvement doit aux leaders des partis d’opposition. D’abord, il s’est nourri de leur faiblesse et de leur incapacité à jouer leur rôle. Ensuite, ils y ont vu l’occasion de retrouver une place dans un paysage politique en mutation, et de prendre leur revanche sur le Président.

Les responsables de l’opposition ont ainsi cherché à faire du mouvement un troisième tour social de l’élection présidentielle, et contribué à en accroître ainsi la visibilité médiatique et l’importance politique.

Jean‑Luc Mélenchon et Marine Le Pen ont pareillement contesté la légitimité du Président et de la majorité, et affirmé que la majorité des Français rejetaient sa politique et soutenaient, de fait, celle que chacun d’eux aurait mené à sa place. Ils ont tous deux soutenu les revendications des gilets jaunes, y compris les plus radicales : démission du Président, dissolution de l’Assemblée nationale, adoption d’une nouvelle Constitution.

Les promesses de la séquence « gilets jaunes »

Les historiens expliqueront un jour pour quelles raisons et de quelle manière le mouvement des gilets jaunes a pris une telle ampleur. Si l’on prend un peu de distance, on peut déjà en souligner les promesses, mais aussi les dangers.

Le mouvement des gilets jaunes a le grand mérite d’avoir mis au cœur du débat public une France qu’on entend et voit habituellement peu, et dont les préoccupations ne sont pas, ou mal, relayées par les responsables politiques et les élus. Des partis tels que le RN et la FI prétendent porter les doléances des classes populaires, mais force est de constater qu’ils le font mal.

La séquence a donné à voir à une réalité sociale trop longtemps négligée et a contraint aussi bien les autorités publiques que les corps intermédiaires – partis politiques et syndicats – à la prendre en compte.

Ce mouvement constitue aussi une occasion, pour un très grand nombre de citoyens faiblement politisés et impliqués, de découvrir les logiques de l’engagement, les gratifications et les sacrifices qu’il implique. Ce mouvement, qui est né de l’insatisfaction vis-à-vis du rôle et du fonctionnement des corps intermédiaires, permettra sans doute à certains de comprendre que l’action politique et l’engagement citoyen sont des exercices ingrats mais nécessaires. Au-delà du rejet des partis, des élus, voire des institutions, un désir de citoyenneté et de politique s’est exprimé.

Un mouvement annonciateur de dangers

Ce mouvement reste toutefois porteur et annonciateur de certains dangers.

Il risque tout d’abord de faire école dans ses modes d’action et ses méthodes. Ce mouvement a systématisé – dans une impunité relative – les atteintes aux personnes et aux biens, et a donné lieu à des débordements inédits dans leur ampleur et leur fréquence. Cela a accrédité l’idée que la violence était un moyen d’expression non seulement socialement et politiquement acceptable par certains, mais très efficace.

La décision d’Emmanuel Macron de concéder des réformes pour un total de 12 milliards d’euros afin d’apaiser les tensions laisse augurer des lendemains difficiles pour le dialogue social en France. Il conforte en effet les partisans de la méthode forte, face aux tenants de la négociation et du respect de l’État de droit.

En deuxième lieu, le mouvement a fait apparaître les possibilités d’une connexion entre les extrêmes, qui se sont rejoints dans le soutien aux gilets jaunes, et dans la critique radicale de la politique d’Emmanuel Macron et du fonctionnement des institutions françaises. On a aussi vu François Ruffin rendre hommage à Étienne Chouard, promoteur du référendum d’initiative citoyenne et admirateur de certains leaders de la droite extrême. Jean‑Luc Mélenchon a, quant à lui, confié sa « fascination » pour Éric Drouet, pourtant plus proche de l’autre extrémité du spectre politique.

Plus fondamentalement, ce mouvement porte une remise en cause de la légitimité de la démocratie représentative. Elle n’est pas surprenante de la part d’organisations d’extrême droite ou gauche, qui n’acceptent les règles du jeu électoral que tant qu’elles leur permettent de l’emporter, ou de certains leaders des gilets jaunes prétendument apolitiques, mais nourris d’un discours violemment poujadiste et antiparlementaire. Il est, en revanche, étonnant que ces critiques radicales aient trouvé un écho favorable dans l’opposition parlementaire et dans certains médias.

Rares sont ceux, en effet, qui ont osé affirmer qu’on ne peut pas destituer le Président, dissoudre l’Assemblée et changer la Constitution à chaque fois que 300 000 personnes défilent en France, et que les dégradations et violences ne doivent pas inciter les pouvoirs publics à se montrer plus réceptifs aux revendications.

Depuis deux mois, on a pu constater à quel point la démocratie représentative est une construction fragile, y compris dans une vieille République comme la France, et que l’ochlocratie – le gouvernement de la foule – est une menace très concrète.The Conversation

Olivier Costa, Directeur de recherche au CNRS / Directeur des Etudes politiques au Collège d’Europe –, Sciences Po Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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