Cyrille Bret, Sciences Po – USPC
Ce 14 juin démarre, à Moscou, la 21e édition de la Coupe du monde de football dans un stade Loujniki complètement rénové. Durant tout un mois, jusqu’au 15 juillet, la Russie pourra utiliser cette vitrine médiatique quasi universelle pour présenter d’elle la meilleure image possible au monde.
Rien de spécifiquement russe ou poutinien dans cette stratégie : l’autopromotion nationale (ou nation branding) est l’objectif poursuivi par tous les États hôtes des grandes compétitions sportives internationales, récemment la Corée et bientôt Paris (en 2014). De même, tous les dirigeants espèrent tirer un regain de popularité de ces compétitions. Par exemple, le président sud-coréen Moon a assis son statut de leader national à l’occasion des Jeux d’Hiver.
La Russie aura toutefois des buts propres à l’histoire nationale, au rapport particulier de la Russie au sport de haut niveau, à la conjoncture politique, économique et diplomatique. Voici la feuille de match prévisible du « président coach » pour les quatre semaines de compétition.
Objectif économique : manifester la prospérité retrouvée et attirer les investisseurs
Le premier objectif de la présidence russe sera de manifester la résilience économique du pays. En effet, malgré les sanctions économiques occidentales décidées en 2014 et renouvelées depuis, malgré la récession de 2015 et 2016, la Russie a renoué avec la croissance : +1,5 % de PIB en 2016 et +1,7 % prévu en 2018. L’organisation du Mondial devrait lui apporter même un demi-point supplémentaire de croissance.
Continuer à développer le tourisme en Russie, souligner la maîtrise des taux d’inflation et de chômage (en dessous de 5 % de la population active), mettre en évidence les nouvelles infrastructures ferroviaires et aéroportuaires rénovées à grands frais, bénéficier de la remontée graduelle des cours des hydrocarbures, etc. : tous ces messages seront diffusés durant la compétition pour attirer les investisseurs.
Car la Russie a besoin d’investissements et de technologies extérieures pour atteindre l’objectif que son Président s’est assigné pour son quatrième mandat : faire de son pays la cinquième économie mondiale d’ici 2024. La rénovation de 12 stades et l’embellissement des 11 villes-hôtes, dont le budget est officiellement limité et fixé à environ 20 milliards de dollars, sera le symptôme d’une opération plus large de relance économique : la volonté de montrer la Russie sous un jour moderne, résilient et attrayant pour les opérateurs économiques étrangers.
Objectif politique : contenir l’opposition et célébrer Poutine IV
Le deuxième objectif sera plus politique : il s’agira d’organiser enfin la consécration internationale de la quatrième élection de Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération russe : on se souvient du score, supérieur à 75 %. Mais on se souvient également que la victoire électorale au premier tour, le 18 mars 2018, avait été largement éclipsée par « l’affaire Skripal » à Londres et par l’usage de gaz en Syrie.
Aujourd’hui, l’hégémonie politique du Président russe, déjà forte, est consacrée : l’opposition communiste et nationaliste est contenue dans les urnes, l’opposition radicale d’Alexey Navalny est maîtrisée dans la rue et les médias. Les manifestations sont largement découragées, comme celle qui était destinée à protester contre l’interdiction de la messagerie Telegram.
Si les experts en football s’accordent à dire que la sélection russe (la Sbornaïa) ne sera pas la star sportive de la compétition, le Président Poutine sera, quant à lui, en mesure d’être omniprésent dans les stades et les tribunes pour manifester son statut politique à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie. Contenir les manifestations d’opposition et assurer l’ordre public contre les menaces d’attentats terroristes sera le moyen de montrer sa maîtrise de la politique russe.
Les boycotts diplomatiques annoncés par le Royaume-Uni et l’Islande ne changeront pas l’objectif du Président russe : il soulignera sa centralité dans la société russe.
Objectif de softpower : renouveler l’image de la Russie
Le troisième grand type d’objectif pour la présidence russe concernera sa stratégie d’influence ou softpower. L’image de la Russie affecte en effet sa capacité de rayonnement.
Tout d’abord, il sera essentiel, pour la Russie de reprendre le flambeau du sport de haut niveau hérité de l’ère soviétique : pour la Russie comme pour l’URSS, le sport était un vecteur de rayonnement international essentiel. Après les controverses sur le dopage, les conséquences écologiques, les discriminations anti-gays, le racisme autour des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014, il est temps, pour le sport russe, de tourner la page des Jeux de Pyeongchang durant lesquels les couleurs russes n’avaient pas pu être défendues en raison de la suspension du Comité olympique russe par le Comité international olympique. La Coupe du monde doit ressouder le pays autour du sport, une de ses passions collectives les plus affirmées.
Ensuite, le déroulement même de la compétition et l’accueil des supporters seront essentiels à la réussite de la compétition : la réputation de hooliganisme notamment au CSKA Moscou, de racisme, d’homophobie des stades russes ternissent depuis longtemps l’image du sport russe et, plus largement du pays, sur la scène sportive mondiale. Maîtriser ces phénomènes sera essentiel pour réussir toute opération de nation branding durant la Coupe du Monde.
Enfin, de l’ouverture de cathédrales orthodoxes à Paris et Rome à la montée en puissance des médias publics internationaux, le softpower russe est en plein redéploiement et en recomposition. La Coupe du monde de football donnera la possibilité à la présidence russe d’infléchir le visage de la Russie auprès de l’Europe en s’adressant directement aux supporters présents sur place ou devant leurs écrans de télévision.
Conclusion : les pouvoir du football
On prête souvent au sport de haut niveau des pouvoirs qu’il le possède que partiellement faire la paix, relancer une économie, souder une société, etc. Ne surestimons donc pas l’impact de la Coupe du monde sur la Russie : comme la sélection russe ne remportera sans doute pas la compétition, l’effet « France 1998 » n’aura pas lieu pour la nation russe ; il n’y aura sans doute pas non plus d’effet Jeux d’hiver en Corée. La réconciliation entre la Russie et l’Occident sera plus longue. Ni la guerre en Ukraine, ni celle de Syrie ni les tensions avec l’Europe ne trouveront de résolution rapide dans la compétition.
En revanche, le président Poutine pourra donner à son pays et à la compétition une « feuille de match » réaliste : se présenter en organisateur hors pair de grands événements internationaux, s’adresser directement aux opinions publiques en contournant les médias occidentaux, offrir au monde une image de modernité et de prospérité économique et relancer les bases d’un dialogue avec l’Europe.
A paraître : « Les trois fonctions politiques du sport international », de Cyrille Bret, Diplomatie, juillet-août 2018.
Cyrille Bret, Maître de conférences, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.