Alain Faure, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Les manifestations à la SNCF, à Notre-Dame des Landes et à l’Université nous informent utilement sur la texture émotionnelle des combats politiques en présence. Trois registres connus sont mis en scène.
Face à la violence symbolique de l’État
Le premier concerne l’apprivoisement des passions face à la violence symbolique de l’État. L’indignation naît ici d’un réflexe intemporel de résistance face aux abus potentiels surplombants du pouvoir. Les cheminots, les zadistes et les étudiants ont le sentiment que la nation est en rupture de bienveillance à leur égard.
On sait que l’égalité du service public (ici ferroviaire), le droit à l’expérimentation locale (ici écologique) et la promotion sociale (ici par l’université) sont des priorités publiques qui charpentent l’imaginaire politique des Français.
Les contestataires s’estiment dépositaires d’une part intangible de cet héritage républicain et ils se sentent trahis par un gouvernement qui modifie les termes du contrat sans leur consentement inconditionnel. Sur le plan sensible, ils expriment un sentiment de trahison, une blessure non cicatrisable.
Engagement politique et ivresses localisées
Le deuxième registre concerne le passage à l’acte de l’engagement politique et des ivresses localisées qui en découlent.
Les trois luttes se rejoignent sur le diagnostic d’un double péril (l’ultralibéralisme et la mondialisation) qui creuse inexorablement les inégalités sociales et les déséquilibres environnementaux. Pour sauvegarder l’harmonie et la fraternité du monde, le vivre ensemble doit se réinventer à l’abri des effervescences marchandes, en petits comités, dans des micro-lieux et par la communion plutôt que dans la compétition.
Le combat est moral, il vise les forces du mal mondialisées et ses nouveaux héros sont des gens ordinaires qui ont les pieds sur terre : le conducteur de train épris de service public, le jeune créatif passionné d’écologie libertaire, l’étudiant terriblement inquiet face à l’avenir.
Les colères sont inscrites dans un espace public de proximité où le langage gouvernemental de la représentation et de la modernisation est jugé inaudible. Sur le plan sensible, cet esprit des lieux favorise une grammaire qui ignore joyeusement les enjeux de régulation publique.
Le corps charnel plutôt que les corps intermédiaires
Troisièmement enfin, l’intensité des mobilisations se nourrit de la superposition des mille et un émois personnalisés qui colorent ce moment politique. C’est le paradoxe libéral de la situation : les protagonistes du conflit (des grévistes aux usagers) exposent spontanément et sans filtre leurs affinités et leurs sensibilités (en moins de 120 caractères le cas échéant).
Ils revendiquent un droit au bonheur indexé à la quête autocentrée de leur bien-être. Ils sont rétifs aux médiations. Le débat public s’organise dans la défiance des savoirs experts et sur un mode à la fois pulsionnel et radical. Le corps charnel boute les corps intermédiaires. L’énergie des nombrils moque les raisons du nombre. Sur le plan sensible, les opinions se dessinent dans l’empilement des conceptions intimes sur ce que devrait être l’altérité, la nature et le marché.
Le front des appels au statu quo
Le sentiment d’abandon, les lieux incarnés et les émois égocentrés s’additionnent dans un cocktail inédit qui provoque un élan commun. Mais dans les trois cas, on peine à voir les convergences politiques ou idéologiques, tant les combats expriment des visions du monde différentes voire antinomiques.
L’appel vibrant à l’État bienveillant cohabite avec les plaidoyers libertaires. Le rejet radical de la mondialisation côtoie les envolées individualistes. Les élans territoriaux fraternels s’entremêlent avec des rhétoriques identitaires de repli. Les microcorporatismes s’affûtent de concert avec les revendications égalitaristes. La dynamique affective des mobilisations favorise un consensus en trompe-l’œil dont la seule convergence évidente concerne le front des appels au statu quo.
Même si les gauches classiques insistent à l’envi sur l’idée que l’émancipation politique vient toujours de la rue et de la vox populi, une analyse comparée des combats montre ici une obsession conservatoire « contre la destruction d’une civilisation » (pour reprendre la formule-choc utilisée par Pierre Bourdieu le 12 décembre 1995 pour soutenir les grévistes contre la loi Juppé).
Des pensées critiques et des introspections visionnaires inaudibles
Toute idée de changement ou de transformation suscite de la suspicion. L’heure est au repli, à la méfiance et à la défiance. Les transgressions interpartisanes des députés d’En marche d’où quelles viennent, sont systématiquement perçues comme des menaces ou des mirages. Le « pragmatisme » de ces nouveaux élus est considéré en bloc comme stratégie de domination et de manipulation. Le bruit d’un catéchisme basique (le bon citoyen face au méchant marché) rend inaudibles les pensées critiques, les attendus complexes et les introspections visionnaires. Les réformateurs, tous secteurs confondus, sont d’avance suspects d’avoir pactisé avec le diable.
Difficile, à ce stade, de ne pas penser à certaines ivresses néoconservatrices contemporaines (la lutte contre « le mariage pour tous » en France, le Brexit au Royaume-Uni, le mouvement 5 étoiles en Italie, le trumpisme aux États-Unis). Le sentiment d’indignation déclenche une puissante énergie collective mais le verbe contestataire, qui est bravache et décomplexé, donne à la triple allergie au marché, au système et à ses élites une place surdimensionnée sur le plan passionnel.
Les émotions politiques provoquent ici un rejet assez radical de toute prise d’initiative pour dynamiser et rénover l’intervention publique. Sans qu’on y prenne garde, cette démocratie sensible magnifie une pensée politique particulièrement conservatoire.
Alain Faure, Directeur de recherche en science politique à Sciences Po Grenoble – Université Grenoble Alpes, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.