Guillaume Labrude, Université de Lorraine
Ryan Murphy est le créateur de la violence, de l’outrance, du glamour et du sinistre. Durant toute sa fastueuse carrière, il a forgé un style visuel et scénaristique désormais indissociable de ses productions. Nip/Tuck était un soap opera gore et salace, Glee une comédie musicale outrancière, American Horror Story un cauchemar chic et horrifique, Scream Queens une parodie qui en faisait des tonnes et Feud un cri d’amour pailleté à ces actrices de l’Hollywood d’antan qu’il chérit et magnifie à chaque plan.
Avec la première saison d’American Crime Story, « The People vs O.J. Simpson », consacrée au procès du siècle, Murphy s’éloignait des sentiers qu’il avait lui-même balisés et qui ont fait sa renommée. Avec la seconde saison, cette fois-ci consacrée à l’assassinat de Gianni Versace par Andrew Cunanan, le showrunner américain semble bien parti pour signer l’œuvre de la maturité en combinant à la fois la sobriété qui fit le succès de la première saison tout en y apposant de nouveau la signature qu’on lui connaît.
Entre les paillettes et la crasse
Avec une narration éclatée, oscillant entre une chasse à l’homme complexe et des séquences de flashback mettant en avant la personnalité mélancolique de la victime, Ryan Murphy et son équipe mettent en parallèle deux vies que tout semble opposer. D’un côté, la série dépeint le faste presque terne du clan Versace dont les membres semblent de plus en plus inhumains, le visage fermé, à l’instar de cette tête de Gorgone qui orne le portail de leur vaste demeure d’architecture italienne.
Une Penelope Cruz peroxydée campe la célèbre cadette de Gianni, Donatella, et s’oppose à grand renfort de regards glaçants et de répliques assassines à celui qui fut durant quinze ans le compagnon de son frère, Antonio D’Amico, interprété par un Ricky Martin tout en retenue. De l’autre, la caméra suit les pérégrinations meurtrières d’Andrew Cunanan, un jeune homme perdu faisant preuve d’une effrayante ingéniosité lorsqu’il s’agit de se frayer un chemin jusqu’à ses victimes. Sans le sou, le personnage invite le spectateur à arpenter avec lui les discothèques underground et les hôtels miteux, à mille lieues de la richesse ornementale de la famille Versace mais ô combien plus vivants – et pas forcément plus inquiétants.
Le style visuel de la série s’articule donc autour une opposition entre deux milieux que Murphy a déjà dépeints à de nombreuses reprises, lui qui s’est fait l’architecte d’une certaine vision de la Floride télévisuelle, que ce soit dans la misère d’un cirque de « freaks » lors de la quatrième saison d’American Horror Story ou dans le luxe factice et étouffant d’une clinique de chirurgie esthétique avec Nip/Tuck.
The Assassination of Gianni Versace est une œuvre chic et maniérée mettant en évidence les différences sociales de ses protagonistes sans pour autant prendre un quelconque parti. Car même si le fait divers parle de lui-même, Andrew Cunanan n’est pas nécessairement diabolisé. C’est un jeune homme plein de rêves et d’angoisses, attachant malgré la folie que l’on voit s’installer progressivement ; le visage angélique de Darren Criss, son interprète révélé quelques années auparavant par la série Glee joue un rôle crucial dans l’opération de séduction des victimes à venir. C’est seulement à partir du troisième épisode, qui s’articule autour de l’assassinat de Lee Miglin, que le personnage se transforme véritablement en menace rampante là où ses victimes et leurs familles s’humanisent en craquant peu à peu le vernis social qui recouvre leurs sourires.
Le personnage n’est pas sans rappeler celui de Patrick Bateman, interprété par Christian Bale dans l’adaptation par Mary Harron de l’American Psycho de Bret Easton Ellis : un jeune homme séduisant signe ses méfaits dans une effrayante bonne humeur teintée de références pop. La scène d’asphyxie du second épisode de The Assassination of Gianni Versace sur fond d’Easy Lover de Phil Collins renvoyant clairement à la scène de meurtre à la hache d’American Psycho sur Hip To Be Square.
Cinéastes et téléastes
Le jeu des contraires, l’opposition entre le clinquant et le sordide, qui parfois se mélangent pour créer ce que François Theurel désigne comme l’esthétique du macabre, a toujours été le bras armé du style visuel et des thématiques de Ryan Murphy. Si The People vs O.J. Simpson avait étonné par sa sobriété et la minutie mise en œuvre pour reconstituer le procès de l’ancien champion de football américain, ce n’était pas la première sortie de route du showrunner qui, sitôt qu’il délaisse l’outrance et les paillettes, se voit adoubé par la critique autant que par le public.
En ce sens, la seconde saison d’American Horror Story intitulée Asylum, a connu un succès phénoménal et se posait comme l’une des premières productions de Ryan Murphy à ne pas suivre à la lettre son cahier des charges habituel. La saison tout entière baignait dans une ambiance poisseuse où l’horreur était omniprésente. Exit l’humour et les références pop, en dehors d’une scène purement musicale sur fond de Name Game, American Horror Story : Asylum assumait totalement sa dimension horrifique.
Un an plus tard, Murphy revenait à ses premiers amours avec la saison 3, baptisée Coven, et proposant au spectateur un soap opera peuplé de divas caractérielles se crêpant le chignon dans un joyeux déluge de tripes et de sang.
Il semble donc en être de même avec son anthologie criminelle : après avoir quitté pour une première saison ses lubies esthétiques et thématiques, Ryan Murphy choisit un drame, et surtout un milieu, parfaitement adaptés au grand retour qu’il prépare sur ses plates-bandes. Le milieu de la mode et de l’underground gay des années 1990 est un terrain propice pour le créateur mais la dimension réelle, bien que romancée, de son intrigue l’oblige à s’éloigner de l’excès : par respect, par mémoire, par pudeur.
Parce qu’il a fait découvrir ou redécouvrir à un large public de nombreuses œuvres musicales avec Glee ; parce qu’il a à nouveau braqué les projecteurs sur des actrices mythiques comme Jessica Lange et Kathy Bates tout autant qu’il en a révélé de nouvelles – à l’instar d’une Lady Gaga adoubée d’un Golden Globe – parce qu’il a adapté sa patte si particulière à des genres aussi différents que le drame, la comédie, l’horreur ou le récit judiciaire, Ryan Murphy s’est, depuis l’aube du XXIe siècle, imposé comme un artiste majeur de la télévision. D’autres se sont révélés avant lui à travers ce médium, comme Joss Whedon ou J.J. Abrams, mais ont finalement rejoint la haute société du cinéma dont la télévision semble encore quelquefois aujourd’hui être la petite sœur mal aimée.
Si le Septième Art reconnaît ses champions sous le nom de cinéastes, avec tout le prestige et l’honneur que représente le terme même s’il semble parfois galvaudé, peut-être serait-il aujourd’hui sage de considérer comme tels les téléastes qui révolutionnent les canons du petit écran et proposent sur quelques dizaines d’heures d’entrer dans des œuvres riches, complexes et définitivement importantes voire fondamentales pour notre histoire culturelle.
Guillaume Labrude, Doctorant en études culturelles, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.