Adèle Garnier, Université de Montréal
Il s’agit ici de comparer deux initiatives ayant pour élément central un « échange » entre demandeurs d’asile et réfugiés : d’une part, l’accord entre l’Union européenne (UE) et la Turquie signé le 18 mars 2016, et d’autre part l’accord – jamais entré en vigueur – de transfert de demandeurs d’asile adopté en juillet 2011 par l’Australie et la Malaisie. Ces accords, comme nous allons le voir, contribuent à l’affaiblissement global du droit d’asile.
Priorité à la lutte contre l’immigration clandestine maritime
À l’instar de la première ministre australienne Julia Gillard en 2011, la Commission européenne affirme cinq ans plus tard que l’accord du 18 mars a pour but de « mettre en échec le modèle économique des passeurs » et de remplacer l’immigration forcée et irrégulière de migrants par l’admission contrôlée par les États de réfugiés dont le besoin de protection internationale a été reconnu au préalable.
Pour ce faire, le lien entre la fuite par la mer et la demande d’asile doit disparaître au plus vite. 48 heures après la signature de l’accord UE-Turquie, tous les migrants arrivant sur les côtes grecques étaient censés être stoppés et leurs éventuelles demandes d’asile rapidement traitées sur place. Ankara s’est engagé à réadmettre ces migrants en cas de refus de demande d’asile ou d’absence de demande.
Dans le cas australien, les boat people interceptés dans les eaux territoriales australiennes devaient être transférés en Malaisie 72 heures seulement après la signature de l’accord. Là encore, toute demande d’asile émise par ces boat people devait être traitée sur place – que les personnes concernées aient été présentes ou non sur le territoire malaisien auparavant.
Pourtant, la protection des réfugiés est plus difficile à mettre en œuvre en Turquie et en Malaisie que dans l’UE et en Australie. Kuala Lumpur n’a en effet jamais ratifié la Convention relative au statut des réfugiés. Ankara, lui, l’a fait, mais maintient des limites sur la portée de son application. Par ailleurs, aussi bien la Malaisie que la Turquie demeurent des pays émergents et disposent de moins de ressources à consacrer aux migrants forcés que l’UE et l’Australie. Le droit d’asile reste donc fragile dans les deux cas, et la probabilité que d’autres violations des droits de l’homme se produisent lors de ces transferts est très forte.
Assimilation entre asile et réinstallation
La similitude la plus frappante entre les deux accords est l’« échange » entre demandeurs d’asile et réfugiés. L’accord UE-Turquie engage l’UE à accepter un réfugié syrien venu de Turquie pour tout Syrien réadmis par la Turquie – jusqu’à un maximum de 72 000 réfugiés syriens réinstallés dans l’Union, sans préciser le calendrier des arrivées. Dans le cas australien, le gouvernement malaisien s’engageait à accepter 800 boat people interceptés dans les eaux territoriales australiennes contre la promesse du gouvernement australien de réinstaller en Australie 4000 réfugiés résidant en Malaisie.
Comme le dénonçait il y a déjà dix ans le réseau Migreurop, l’assimilation entre l’asile et la réinstallation des réfugiés affaiblit insidieusement le droit d’asile parce qu’elle met sur un pied d’égalité deux mesures de protection internationales aux objectifs distincts. L’asile, un instrument de protection établi en droit international, vise à protéger toutes les personnes fuyant la persécution dans leur pays.
Par contraste, la réinstallation des réfugiés ne se fonde pas sur le droit international. Ce sont les États qui choisissent de faire venir des personnes déjà réfugiées dans un autre pays, mais qui demeurent dans des situations très précaires. Par exemple, elles peuvent ne pas avoir le droit de quitter un camp de réfugiés considéré comme particulièrement dangereux. La réinstallation est censée garantir aux réfugiés concernés les mêmes droits que les citoyens du pays d’accueil. Mais, dans les faits, l’offre de réinstallation augmente et diminue au gré de la bonne volonté des États.
De fait, il y a bien plus de réfugiés en Turquie et en Malaisie que ne le laissent soupçonner les chiffres de réinstallation mentionnés dans les deux accords. En mars 2016, la Turquie comptait 2,7 millions de réfugiés syriens, tandis qu’en 2011 la Malaisie en hébergeait au moins 80 000, principalement d’origine birmane. Si on fait le calcul, les chiffres avancés par l’UE et par la Malaisie couvrent respectivement 0,025 % et 0,5 % des réfugiés potentiellement visés par le volet réinstallation de ces accords.
Pays d’origine et pays de transit
En revanche, les deux accords font bien la distinction entre pays d’origine et pays de transit. La Turquie et la Malaisie se sont vues offrir des ressources financières importantes afin de mettre en œuvre les accords, des ressources dont d’autres pays de transit de premier plan, tels que la Jordanie et le Liban pour les réfugiés syriens, sont exclus.
L’accord Australie-Malaisie ne prévoyait aucune perspective régionale en matière d’amélioration de la situation des migrants forcés, alors même que d’autres pays voisins de l’Australie, telle que l’Indonésie, hébergent de nombreux demandeurs d’asile et réfugiés. En outre, le volet réinstallation de l’accord UE-Turquie ne concerne que les réfugiés syriens. Sans vouloir minimiser la situation dramatique de ces derniers, il discrimine mécaniquement les nombreux réfugiés non-syriens présents en Turquie.
Ces distinctions reflètent le contexte politique entourant l’adoption de ces deux accords. La population (donc les électeurs) de nombreux pays européens est de plus en plus hostile aux réfugiés syriens. La chancelière allemande Angela Merkel, qui faisait face peu avant l’accord UE-Turquie à d’importantes élections régionales, a été une force motrice de cet accord. En Australie, l’arrivée des boat people est politiquement très sensible depuis des décennies, mais la situation des migrants forcés dans les pays voisins ne passionne pas les électeurs.
En définitive, faire la distinction entre pays d’origine et de transit sur la base de tels critères politiques contribue clairement à affaiblir l’universalité du droit d’asile inscrite pourtant dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention relative au statut des réfugiés.
Un HCR ambigu ?
Dans les deux cas, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) s’est montré ouvert à la coopération, mais de façon prudente, et tout en insistant sur l’importance du respect des droits des migrants forcés concernés. Lors d’une conférence à laquelle nous avons pu assister le 22 mars dernier, le nouveau Haut-Commissaire pour les réfugiés, Filippo Grandi, a exhorté le public à ne pas condamner l’accord UE-Turquie en bloc.
Dans le même temps, l’HCR a indiqué avec vigueur qu’il ne participerait ni à la rétention des demandeurs d’asile en Grèce ni à leur retour en Turquie. Le vétéran de l’HCR Jeff Crisp remarque, toutefois, que l’organisation peut difficilement ne pas participer à des accords impliquant aussi bien des bailleurs de fonds que des pays de transit de premier plan.
Comme nous le mentionnions en introduction, la différence majeure entre les deux accords réside dans le fait que l’accord de 2011 n’a jamais été mis en œuvre. Immédiatement après sa signature, l’accord Australie-Malaisie a en effet été contesté en justice par des défenseurs des droits de l’homme australiens. Selon eux, le transfert de demandeurs d’asile vers la Malaisie était illégal en droit australien, la Malaisie n’ayant pas ratifié la Convention relative au statut de réfugié.
La Cour Suprême australienne leur a donné raison. Toutefois, cette décision n’empêcha pas la poursuite de l’externalisation de la politique d’asile australienne. En 2012, l’Australie a ainsi établi dans plusieurs pays pauvres de la région (la Papouasie-Nouvelle Guinée et l’île de Nauru) des « centres de transit » pour les demandeurs d’asile interceptés dans ses eaux territoriales. De tels centres avaient déjà été ouverts entre 2001 et 2007.
Dans le cas européen, une interdiction d’ordre juridique est considérée comme improbable par plusieurs juristes, mais des plaintes concernant sa mise en œuvre sont attendues. Cela dit, cette dernière apparaît d’ores et déjà très difficile, sachant que des migrants et activistes s’opposent au retour de migrants de la Grèce vers la Turquie, et que les conditions de vie des réfugiés syriens en Turquie demeurent très précaires. Malheureusement, cela n’interrompra pas pour autant le processus d’affaiblissement global du droit d’asile.
Une version allemande de cet article a été postée sur le site Fluechtlingsforschung.net.
Adèle Garnier, Chercheuse postdoctorale, Centre de Recherche Internuniversitaire sur la Mondialisation et le Travail (CRIMT), Université de Montréal
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.