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Tardi sur le front

Le dessinateur nous guide vers « Le dernier assaut », une exposition à l’Abbaye Royale de L’Epau.

Tardi sur le front
Tardi sur le front

Sur un fond rouge, un Poilu de profil, clope au bec et casque sur la tête. Augustin, brancardier dans l’enfer de la Somme, prête son visage à l’exposition consacrée à Tardi, à l’Abbaye Royale de L’Epau, « Le dernier assaut ». Un monument de la bédé dans ce monument historique, ancienne abbaye cistercienne, tout près du Mans (Sarthe), fondée par Bérengère de Navarre, épouse de Richard Cœur de Lion.
Au premier étage, les visiteurs peuvent admirer de superbes planches originales, tirées d’albums de Tardi, dans lesquels il raconte toute l’horreur de la Première guerre mondiale,  « Putain de guerre », « Le dernier assaut », « C’était la guerre des tranchées »… Son grand-père dessinait, son père dessinait, tous deux ont fait une guerre ; Jacques Tardi dessine, et a fait de la dénonciation de la guerre sa matière première, une quête personnelle.

Une obsédante boucherie

« La première guerre mondiale passe pour être une préoccupation de vieux, on n’en parle plus. Tout cela va disparaître », constate Tardi, en faisant le guide de son expo. Ses lecteurs sont souvent comme lui : leurs grands-pères furent des anciens combattants. « C’est aussi en pensant à eux que j‘ai abordé ce thème, je n’en ai jamais parlé avec mon grand-père survivant, il est mort quand j’avais cinq ans. Ce qui me chagrinait, c’est de savoir s’il avait tué des gens », dit-il.

Le petit Jacques écoutait attentivement les récits de sa grand-mère, qui lui racontait la guerre de son mari, le gamin en faisait des cauchemars. Avec son épouse, la chanteuse Dominique Grange, ils ont en commun des grands-pères partis au front, comme dans de très nombreuses familles. Ensemble, ils ont fait un cd de chansons anti-militaristes (publié avec l’album « Le dernier assaut ») et un spectacle-concert, « Putain de guerre ! », avec le groupe Accordzéâm.

La boucherie de la Première guerre mondiale obsède Tardi depuis toujours. Elle était déjà le sujet du premier scénario qu’il avait proposé à Goscinny, alors directeur du magazine « Pilote ». « Il n’avait pas compris la façon dont je voulais traiter le sujet », dit le dessinateur. Sa façon, c’est l’humanité, le pacifisme, « la peur, l’odeur, les cadavres… », la mitraille, la boue, le sang, l’absurdité de ce qu’on croyait être à tort la der des ders, il y a un siècle.

Ses personnages sont des anti-héros, souvent, des victimes, toujours. Des « soldats embarqués dans le même tourbillon de l’horreur », de pauvres gars, « victimes d’une absurde machinerie mortifère », de simples citoyens, fauchés par cette « putain de guerre », embrochés sur les barbelés, des morts pour la France, et surtout morts pour rien.

« Quand j’ai commencé, il y a trente ans, il y avait très peu de documents, des romans, quelques photos… Aujourd’hui, des documents retrouvés dans les greniers remontent à la surface. Le plus intéressant, ce sont les journaux des soldats, ils n’étaient pas destinés à la publication. Dans les cartes postales, l’expression Putain de guerre revient assez souvent », raconte Tardi, « Sur l’année 1919, presque tous les dessins sont faits à partir de documents, il n’y a pratiquement pas de films de combats réels, ce qu’on voit ce sont des reconstitutions ».

La Mission du Centenaire : « De la récupération, de l’esbroufe »

« Je ne suis absolument pas un historien », précise le dessinateur, qui a collaboré avec l’historien Jean-Pierre Verney ; ensemble, ils sont allés « sur le terrain », notamment dans les ruines des forts autour de Verdun. Ses contacts avec la Mission du Centenaire, chargée des célébrations de 14-18, furent brefs : « Notre rupture a été extrêmement rapide, je ne me sentais vraiment pas à mon aise », dit-il, « Je n’ai rien à faire avec ces gens-là, c’est de la récupération de la Première guerre mondiale, de l’esbroufe, j’avais un projet de fresque gigantesque, comme un panorama, on n’a pas trouvé de lieu ».

Exposition Tardi : le dernier assaut
Exposition Tardi : le dernier assaut

« Ils ont voulu me coller la Légion d’honneur, je me suis senti embarqué dans un truc qui m’échappait », raconte Tardi, qui l’a bien sûr refusée, « Je demandais la reconnaissance des fusillés pour l’exemple. Tout ça est d’une grande hypocrisie, il y a eu une cérémonie en 2015 à Craonne, la chanson de Craonne devait y être chantée par des enfants, elle a été interdite. Alors que la chanson de Craonne est vraiment contre Nivelle, dont le commandement est incompétent ».

Marqué par la guerre de son grand-père, le dessinateur a aussi raconté celle d’après, vécue par son père René Tardi, prisonnier au Stalag II-B. Il n’en aura donc jamais fini avec les guerres ? « C’est notre génération, on a été élevé avec ces récits », argumente-t-il. « J’ajouterai que l’humanité n’en a pas fini avec la guerre », dit Dominique Grange, « Tant qu’il y a des mémoires, des gens qui sont capables d’écrire autour de ça, ils conservent la mémoire et ils la transmettent aux générations suivantes ». Pour toujours et encore répéter que « C’est pas beau la guerre ».

Patrick TARDIT

« Le dernier assaut », exposition jusqu’au 11 mars 2018 à l’Abbaye Royale de L’Epau, route de Changé 72530 Yvré l’Evêque. Informations : www.epau.sarthe.fr ou 02.43.84.22.29.

 

Tardi : « Comment ont-ils pu tenir ? »

Jacques Tardi et Dominique Grange à l'Abbaye Royale de l'Epau : "L'humanité n'en a pas fini avec la guerre".
Jacques Tardi et Dominique Grange à l’Abbaye Royale de l’Epau : « L’humanité n’en a pas fini avec la guerre ».

Depuis le début de votre travail sur la guerre, vous souhaitez rendre hommage aux petites gens, à tous ces pauvres gars partis se faire massacrer, alors que les généraux sont dans les livres d’histoire ?

Les officiers, je ne les montre pas ou très peu, ou alors pour dénoncer, symboliquement je les représente dans un tas d’ossements comme Nivelle ou d’autres, parce qu’ils étaient responsables de massacres. Ce qui m’intéresse, c’est le pauvre type, celui auquel je peux m’identifier. Je me pose la question : qu’est-ce que j’aurais fait, comment je me serais débrouillé, la grosse question c’est comment ont-ils pu tenir ? Il était quasiment impossible de déserter, est-ce qu’ils ont tenu pour des raisons patriotiques, je n’y crois pas trop. On nous a dit que c’était une guerre de paysans essentiellement, pas mal d’ouvriers avaient été renvoyés dans les usines pour l’industrie de guerre, pourquoi ont-ils tenu ? Moi je pense qu’ils ont tenu par rapport aux copains, ils ne voulaient pas montrer une image négative, paraître comme un lâche, un dégonflé, ils ont plus tenus par rapport aux copains que par rapport à la patrie, c’est comme ça que je vois les choses. On ne comprend pas qu’il n’y ait pas eu plus de fraternisation, de part et d’autre, on est en train de se faire buter pour engraisser monsieur Krupp, monsieur Schneider, tout le monde le sait. Toutes les guerres ont été faites dans cet esprit-là, pour rien, pour engraisser les industriels.

« 14-18, c’est un truc de vieux cons »

Et cent après, rien n’a changé…

C’est pour ça que c’est un peu ironique, la fraternisation, c’est gentil mais ça n’a pas donné grand-chose. Immédiatement ça a été récupéré, l’humiliation du Traité de Versaillles, l’occupation de la Ruhr qui a été mal vécue, les vols, les viols, toutes les occupations d’un pays par le vainqueur donnent ce genre de situations, donc c’était mal parti. Le pangermanisme faisant le reste, on va se trouver face à une deuxième guerre, certains disent que c’est la même, mais non ce n’est pas la même.

En quoi les deux guerres sont-elles différentes ?

Le pangermanisme, qui fait qu’il y a une idéologie, qui était déjà en place pendant la Première guerre mondiale, mais pas poussée à ce point-là, cette idée de supériorité de la race allemande, qui va désigner les trois quarts du monde comme étant des sous-hommes à exterminer, à tuer systématiquement, c’est quand même une idéologie nazie particulière. La deuxième guerre mondiale est une guerre raciale, une guerre d’extermination.

Vous trouvez que le devoir de mémoire de 14-18 s’estompe ?

Oui, c’est un truc de vieux cons. Quand vous en parlez avec de jeunes gens, ça ne leur dit pas grand-chose, que font les enseignants ? C’est notre histoire, on n’en sort pas. En plus de ça, à la fin de la guerre, un fonctionnaire français qui s’appelle Picot et un Britannique vont tracer des frontières au Moyen-Orient, à la règle sur des cartes d’état-major, regardez aujourd’hui ce sont les mêmes, elles sont toutes droites ; à ce moment-là, on s’est partagé le Moyen-Orient, moi je prends la Palestine, toi tu prends la Syrie, non je préfère le Liban… Je pense que ce n’est pas étranger à ce que nous vivons actuellement, ça prend son origine à cette époque-là ; cet espèce de démantèlement du Moyen-Orient pour les richesses du sous-sol, on en vit à mon sens les conséquences.

« Le contemporain m’embête un peu »

On connaît votre intérêt pour l’histoire, mais pourriez-vous faire un album avec une histoire contemporaine ?

Il faudrait une bonne histoire, un scénario, je ne veux pas embêter les gens, pourquoi pas. Mais le contemporain m’embête un peu, par exemple dessiner des portables et des ordinateurs, non, je ne vois pas comment je pourrais m’y prendre. Je m’en rapproche quand même, puisque je traite de la guerre de mon père avec Stalag II-B, je suis en train de travailler sur le troisième tome. J’ai eu un courrier considérable, parce que c’est plus récent, les gens ont connu soit le grand-père, soit le père, des gens m’ont envoyé des photos sur lesquelles mon père se trouvait.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

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