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L’Allemagne de l’Est est-elle la grande perdante de l’unification ?

Chute du mur de Berlin (wikimedia commons)

Jérôme Vaillant, Université de Lille

Trente ans plus tard, la fête n’est plus aussi belle que le 9 novembre 1989 quand est tombé le mur de Berlin sous la pression des Berlinois de l’Est venus vérifier s’il était bien « ouvert » comme venait de le déclarer, lors d’une conférence de presse, le porte-parole nouvellement nommé du SED (le parti communiste au pouvoir en RDA), Günter Schabowski.

On en oublierait presque la liesse de ces Berlinois de l’Est déferlant à pied ou dans leurs petites voitures Trabant vers Berlin-Ouest où les accueillaient à bras ouverts les Berlinois de l’Ouest qui avaient, à leur tour, investi le mur devant la porte de Brandebourg. Aujourd’hui, c’est plutôt le désenchantement qui primerait. Les termes de « Wessis » et de « Ossis », qui avaient pratiquement disparu du vocabulaire courant ces dernières années, font leur retour ; on évoque également un « rétablissement du mur dans les têtes », tant serait grand le fossé entre l’Est et l’Ouest. La montée de l’extrême droite dans les Länder de l’Est, dans des proportions nettement plus importantes que dans l’Ouest du pays, est un indice parmi d’autres de ce malaise.

On voit également réapparaître l’idée que l’unification n’aurait été rien d’autre qu’une « annexion » suivie de « prédations » ouest-allemandes, comme l’écrivent deux journalistes berlinois dans le Monde Diplomatique de novembre 2019. La chaîne de télévision LCP fait s’exprimer dans son documentaire « À l’est de nos mémoires », diffusé le 2 novembre dernier, l’ancien procureur général de la RDA, Hans Bauer, qui s’insurge contre l’idée que l’on puisse qualifier la RDA d’« État de non-droit » et rappelle les mérites de son anti-fascisme et de sa politique de « compréhension internationale ». Il fait ainsi revivre les mythes fondateurs de la RDA quand il aurait fallu les interroger et les déconstruire. Dans ce contexte qui voit renaître la nostalgie d’un pays disparu – ce qu’on appelle en Allemagne « Ostalgie » (nostalgie de l’Est) –, il apparaît nécessaire de vérifier si l’Allemagne de l’Est a effectivement été la grande perdante de l’unification.

Les attentes des Allemands de l’Est en 1989-1990

Le service de la sécurité de l’État, la Stasi, connaît parfaitement les motifs qui poussent à l’été 1989 les Allemands de l’Est à fuir leur pays : problèmes d’approvisionnement, absence de libertés individuelles, impossibilité de se rendre librement à l’Ouest, insuffisance des services, carences de l’encadrement médical, mauvaises conditions de travail et inégalités face aux promotions, stagnation des salaires, comportement bureaucratique des cadres de l’État et des entreprises, politique d’information pratiquée par la RDA, etc.

Même s’ils reconnaissent les aspects positifs du régime – la sécurité de l’emploi et le sentiment d’être pris en charge par l’État –, les citoyens de RDA et, spécialement, les forces vives du pays, les 25-40 ans, sont nombreux à emprunter dès qu’ils le peuvent le chemin de l’Ouest. Le mouvement de fuite semble irrésistible. Le slogan des premières manifestations en RDA est alors « Wir wollen raus ! » (Nous voulons partir). Il est pourtant bientôt relayé par un autre : « Wir bleiben hier ! » (Nous restons ici). C’est celui des mouvements de citoyens qui ont éclos un peu partout en RDA, particulièrement à Leipzig et Berlin, dans le courant des années 1980. Leur objectif est de transformer par le dialogue la RDA en un véritable État démocratique et socialiste. Dans la rue, ils scandent qu’ils sont le peuple (« Wir sind das Volk ! »). L’ouverture du mur met très vite un terme à leur illusion d’une troisième voie en RDA. À ce slogan succède, en effet, un autre qui, lui, affirme que « nous sommes un seul et même peuple » (« Wir sind ein Volk »). Le gouvernement Modrow, mis en place le 13 novembre, favorise la réflexion sur la « question allemande » en évoquant la création d’une confédération réunissant RDA et RFA, une idée qui a été validée au préalable à Moscou. Le chancelier Helmut Kohl propose quelques jours plus tard, dans son plan en 10 points, d’aller plus loin encore pour aboutir un jour à la création d’une fédération en bonne et due forme, donc d’un État allemand fédéral unifié.

L’unification n’a assurément pas ouvert la voie à la recherche en Allemagne d’une démocratie socialiste comme le souhaitait une partie des mouvements de citoyens qui ont fait la révolution pacifique de l’automne 1989 ; mais elle a satisfait le besoin de liberté et de voyager des Allemands de l’Est. Elle les a par ailleurs, comme nous allons le voir, contraints à réviser l’image idéalisée qu’ils avaient de l’Allemagne de l’Ouest.

Ouverture du « rideau de fer » lors du pique-nique européen de Sopron, à la frontière austro-hongroise, le 19 août 1989.
Tamás Lobenwein/Paneuropean Picnic’ 89 Foundation

Les contrecoups de l’union monétaire

Les slogans utilisés lors des manifestations sont révélateurs de l’évolution des mentalités en RDA. Ils tournent désormais autour du deutschmark ouest-allemand, le DMark : « Si le DMark ne vient pas à nous, c’est nous qui irons à lui ! » En clair, les fuites d’est en ouest ne cesseront pas tant que le DMark n’aura pas été introduit en RDA, où il joue d’ailleurs, depuis des années déjà, le rôle de monnaie parallèle. Le nouveau gouvernement est-allemand formé au terme des premières élections libres du 18 mars 1990 et dirigé par le premier ministre Lothar de Maizière (CDU), engage rapidement le processus de réunification. La première étape est l’introduction du DMark en RDA à compter du 1er juillet 1990. Par le traité d’union monétaire, la RDA adopte en même temps l’essentiel des principes politiques, économiques et sociaux de la RFA, il conduira à la signature le 31 août du traité d’unification (textuellement : traité établissant l’unité de l’Allemagne) qui prendra effet le 3 octobre et par lequel les Länder nouvellement rétablis en RDA adhèrent, au terme de l’article 23 de la Loi fondamentale qui devient ainsi la constitution de l’ensemble de l’Allemagne.

Bien que prévenu par le président de la Banque fédérale, Otto Pohl, des dangers d’une union monétaire rapide à un taux de conversion qui ne correspondrait pas à l’état de l’économie est-allemande, le chancelier Kohl choisit pour les salaires et les prix courants un taux de conversion 1 à 1 entre le Mark ouest-allemand et le Mark est-allemand, avec cependant des aménagements non négligeables pour l’épargne et les biens fonciers, ce qui porte le taux de conversion global à environ 1 pour 3. Ce qui importait au chancelier, c’était de ne pas donner aux Allemands de l’Est le sentiment d’être déclassés par rapport à l’Ouest. Un taux de 1 à 3 ou même à 4 aurait été plus réaliste mais, estimait-il, psychologiquement inacceptable.

L’union monétaire a pour effet de livrer sans préparation les entreprises est-allemandes à l’ensemble du marché allemand, européen et mondial en même temps qu’elles sont privatisées. Les faillites entraînent la disparition de quelque 3,5 millions d’emplois sur les 10 millions préalablement existants. La RFA a choisi pour la RDA une fin brutale plutôt qu’une lente agonie. Les taux de chômage grimpent au début des années 1990 jusqu’à près de 20 % en moyenne dans des régions devenues les nouveaux Länder de l’Est. H Kohl avait promis aux Allemands de l’Est des « paysages florissants » mais c’est le désenchantement qui s’installe. Les Allemands de l’Est contribuent eux-mêmes dans une certaine mesure à l’effondrement de leur économie en négligeant leurs produits au profit de ceux de l’ouest. La construction de la Trabant est abandonnée dès 1990 parce que peu performante, peu confortable et extrêmement polluante. Aujourd’hui, sur les chaînes de montage de Zwickau, en Saxe, ce sont des Golf qui sont assemblées. Les restructurations engagées par un office fiduciaire (Treuhand) pour gérer, conformément à des critères de rentabilité sur un marché ouvert, la privatisation des entreprises après leur assainissement ou leur restitution à leurs anciens propriétaires – un processus qui provoquera des retards à la re-création d’emplois – sont achevées en un temps record de quatre années.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’unification poursuivait, entre autres objectifs, celui d’endiguer le flot des fuites d’Est en Ouest. À compter de 1990, il ne s’agit plus de fuites mais de mouvements migratoires internes. Et ils demeurent considérables. Ces migrations contribuent à la désertification de territoires entiers de l’ex-RDA en même temps qu’au vieillissement et à la masculinisation de leurs populations, dans la mesure où ce sont les plus jeunes qui partent pour l’ouest, et davantage les femmes que les hommes. Jusqu’en 2017, 3,7 millions d’Allemands de l’Est sont passés à l’ouest. Dans le même temps, 2,45 millions d’Allemands de l’Ouest sont venus s’installer à l’Est, ce qui donne pour les Länder de l’Est un solde démographique négatif de 1,2 million de personnes.

Premier indice que l’unification, au moins sur le plan démographique, est en train de se faire : en 2017, pour la première fois, l’installation d’Allemands de l’Ouest en Allemagne de l’Est a dépassé celle des Allemands de l’Est à l’Ouest. L’explication en est l’attractivité de villes telles que Potsdam, à la périphérie de Berlin, et surtout de Leipzig. Ce phénomène réduit la pertinence des notions de « Wessis » et d’« Ossis ».

Il reste que, malgré les transferts financiers d’Ouest en Est (de l’ordre d’1,6 billion d’euros de 1990 à 2017) visant à mettre à niveau l’Allemagne de l’Est, celle-ci n’est toujours pas parvenue à rattraper l’Ouest en termes de performances économiques et de niveau de vie. En 1990, le PIB par habitant était à l’Est de 7 343 euros (contre 22 687 à l’Ouest). En 2018, il fut de 29 664 (contre 42 971 euros). Il a donc été multiplié par quatre en près de trente ans. Il ne représente toutefois que 69 % du PIB par habitant à l’ouest, mais ce ratio était de 32 % en 1990.

La productivité (PIB non par habitant mais par salarié) de l’Est ne s’élevait en 1990 qu’à 43 % de celle de l’Ouest ; elle est désormais de 82 %. Le chômage a décliné partout en Allemagne, y compris à l’Est. Entre 2010 et 2018, le taux de chômage dans les anciennes régions de RDA est passé de 12 % à 6,9 % ; en 2018, il a été de 4,8 % à l’ouest, une différence donc de 2 points de pourcentage, le taux de chômage pour l’ensemble du pays étant de 5,2 %. Les salaires pratiqués à l’Est sont encore de 16,9 % inférieurs à ceux de l’Ouest, ce qui serait dû en partie au fait que les entreprises sont moins nombreuses à adhèrer aux conventions collectives à l’Est (45 %) qu’à l’Ouest (56 %).

L’Allemagne de l’Est va mieux, mais continue d’accuser un indéniable retard par rapport à l’Ouest. C’est pourquoi le gouvernement fédéral vient de mettre en place, sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, une « Commission pour réaliser dans toute l’Allemagne des conditions semblables de vie » dont le plan porte en priorité sur l’aide à l’emploi, l’aide aux communes surendettées, l’amélioration de la couverture des territoires ruraux par les réseaux mobiles et l’Internet à très haut débit, ainsi que leur meilleure intégration dans le réseau routier.

Une génération n’a pas suffi à réaliser pleinement ce qu’on appelle en allemand l’« unité intérieure » du pays ». Celui-ci, du fait de la déconfiture des grands partis traditionnels et de la poussée de l’extrême droite, donne même aujourd’hui plutôt le sentiment que l’Est et l’Ouest seraient plus séparés que jamais. Il n’en reste pas moins indéniable que de réels progrès ont été réalisés. En réalité, ce sont les mentalités qui évoluent le plus lentement…The Conversation

Jérôme Vaillant, Professeur émérite de civilisation allemande, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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