Sylvie Morel, Université de Nantes
La lutte contre les inégalités territoriales est l’un des « thèmes prioritaires » de la future stratégie nationale de santé. La ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, a ainsi annoncé en septembre un plan « pour l’égal accès aux soins dans les territoires » dont les mesures seront dévoilées le 13 octobre à Châlus, une petite commune proche de Limoges.
Personne n’a oublié, à ce sujet, l’engagement de François Hollande, alors candidat à la présidence de la République, en 2012 : « Garantir un accès aux soins d’urgence en moins de 30 minutes d’ici 2015 ». Dans la foulée, un « Chantier » des urgences avait été lancé afin que chaque citoyen, quel que soit son lieu de résidence, puisse bénéficier d’un tel service. Les solutions envisagées visaient, pour l’essentiel, à encourager une meilleure répartition des médecins sur le territoire. Elles montrent aujourd’hui leurs limites, avec la persistance des inégalités. Les habitants des zones rurales, en particulier, restent moins bien servis.
Une autre approche est possible, comme le montrent des expériences probantes menées par des ambulanciers et des médecins urgentistes. Ils utilisent en effet les nouvelles technologies, par exemple des lunettes connectées et des tablettes numériques, pour faire de la médecine à distance, ou télémédecine, depuis les ambulances de secours et de soins d’urgence (ASSU).
De tels équipements ne réduisent en rien la durée du trajet du patient jusqu’à l’hôpital. Mais ces outils permettent de le rapprocher virtuellement du médecin présent dans l’établissement. Un diagnostic médical précis peut être élaboré immédiatement, permettant d’orienter le patient vers l’hôpital le plus adapté et, dès son arrivée, de l’adresser au service compétent. Un gain de temps qui peut se révéler précieux, surtout si des soins très spécialisés sont nécessaires.
Ainsi, les toutes premières ambulances connectées circulent actuellement dans les départements de la Loire-Atlantique, de la Vienne, de la Dordogne et de la Haute-Marne. Un éclairage sociologique sur la genèse et les résultats de ces expérimentations montrent que cette innovation reconfigure à la fois l’organisation des soins d’urgence et les pratiques des professionnels.
Des expériences en Loire-Atlantique, en Haute-Marne et en Dordogne
Une poignée de chefs d’entreprises privées de transport sanitaire ont ainsi franchi le pas, encouragés par les dispositions du décret de 2010 en faveur de la télémédecine. L’entreprise familiale Ambulances Smet, à Bourmont, collabore avec le Samu de Haute-Marne à l’aide de ses véhicules connectés. Dix entrepreneurs travaillant avec le Samu de Dordogne se sont également équipés.
En Loire-Atlantique, l’idée de « connecter » des ambulances a émergé au début des années 2000. Le patron d’une entreprise privée spécialisée dans les urgences adultes et pédiatriques découvre, lors d’un voyage au Québec, l’usage d’une tablette numérique permettant aux ambulanciers de recevoir les missions demandées par les régulateurs du 911, l’équivalent du 15 en France.
Un peu plus tard, en 2012, lors d’un congrès à La Nouvelle-Orléans (États-Unis), il s’aperçoit que des ambulanciers américains font des expérimentations du même type. À l’époque, cependant, les données télétransmises se limitent à celles du véhicule. « Le système de remontées de données avait pour objectif premier de surveiller le parc ambulancier et l’usage du véhicule par le professionnel […], elles n’étaient pas bénéfiques au patient », explique-t-il dans l’entretien réalisé au mois de juin dans le cadre de mes travaux de recherche en cours.
À son retour en France, ce chef d’entreprise conçoit un système permettant une remontée des données du véhicule mais aussi du patient, en greffant à l’ambulance des outils connectés. Pour commencer, il dote sa société d’une paire de lunettes connectées, plus connues sous le nom de « Google Glasses ». Le dispositif est déjà utilisé, à l’époque, par les infirmières d’une clinique bretonne qui visitent des patients chez eux ou en maison de retraite, et envoient ainsi des images au médecin.
Les lunettes connectées ou « les yeux du Samu »
Ces lunettes sont expérimentées à partir de 2015 dans le cadre des transports sanitaires d’urgence en Loire-Atlantique. Elles permettent à l’ambulancier d’être « les yeux » du Samu, selon l’expression des urgentistes – de la même façon qu’elles permettent à un chirurgien de guider un confrère opérant à des centaines de kilomètres de distance.
Un ambulancier participant à cette expérimentation explique le fonctionnement de l’outil : « Le porteur de lunettes connecte sa lunette, allume le smartphone vendu avec la solution et se connecte au site sécurisé. Les lunettes sont connectées par un câble au téléphone qui sert à la fois d’ordinateur et d’émetteur. Après, on se met sur une plateforme sécurisée, la personne qui va recevoir l’image va se connecter aussi sur la plateforme et là, c’est soit la personne qui a les lunettes qui lance l’appel, soit celle qui va recevoir l’image. Le régulateur [médecin présent dans le centre gérant les appels au 15] va pouvoir prendre une photo de la situation à travers les lunettes sans même que le porteur ne s’en rende compte. La seule consigne qu’il va lui donner, c’est : stop toi, bouge plus, regarde. Et puis là, il prend la photo et le médecin [du centre de régulation], pendant ce temps-là, il va pouvoir travailler sur cette photo, analyser par exemple une plaie et pouvoir dire : c’est pas très beau, tu vas faire ça, ça, ça, tu vas me protéger ça comme ça et puis on va voir si on ne peut pas aller dans une structure qui est vraiment adaptée ».
Un ambulancier « connecté » via des lunettes peut ainsi être conseillé à distance par un médecin pour effectuer les bons gestes, par exemple lors d’un accouchement précipité, trop loin d’un centre hospitalier. L’ambulancier cité précédemment précise que cet échange prolongé, en direct, avec le médecin régulateur était auparavant très rare.
Un changement dans les relations entre ambulancier et urgentiste
L’utilisation des lunettes semble modifier à la fois les pratiques et les relations entre les médecins et les ambulanciers privés, amenés à travailler en étroite collaboration. De part et d’autre, l’outil nécessite en effet une formation, des adaptations et des échanges de connaissances. Son usage s’accompagne ainsi de l’émergence de nouvelles formes de coopération interprofessionnelle.
En 2016, le chef d’entreprise précédemment cité équipe ses véhicules de tablettes numériques. Il s’agit d’un outil conceptualisé par un médecin urgentiste dans le cadre de la création de sa société de télémédecine. Cette tablette est alors expérimentée depuis une année déjà par le Samu 86, celui de la Vienne, en collaboration avec des ambulanciers privés.
Le Dr Henri Delelis-Fanien, directeur médical du Samu 86, décrit ainsi les changements apportés par la tablette : « Le secouriste va intervenir sur décision du centre 15. La seule chose qui va être modifiée, ça va être la façon de faire son bilan. On a la télétransmission directe d’un bilan connecté sur une tablette numérique. On peut recevoir en temps réel les données utiles pour le médecin régulateur à savoir les paramètres de la tension artérielle comme la saturation [taux d’oxygène dans le sang]. Le secouriste peut, sur l’initiative du médecin régulateur, réaliser un ECG [électrocardiogramme] si la situation lui paraît indiquée ».
De nouveaux actes réalisés par l’ambulancier
Ainsi, le médecin délègue à l’ambulancier sur place la réalisation de l’électrocardiogramme, dont il interprète le tracé instantanément. Une fiche bilan avec l’image jointe est ensuite télétransmise sur un site sécurisé pour être intégrée au dossier du patient. À l’instar des lunettes connectées, on constate que la tablette implique que le médecin régulateur délègue « sous contrôle », à l’ambulancier, des actes qui constituent le cœur de sa qualification professionnelle.
De fait, les cultures professionnelles tant du côté des ambulanciers que de la profession médicale ou infirmière constituent aujourd’hui l’un des facteurs de résistance à l’utilisation d’outils connectés, en dépit de l’intérêt que ceux-ci peuvent présenter en termes de santé publique.
Pour le patient, l’arrivée d’une ambulance connectée est un plus. Selon le Dr Helelis-Fanien, cité plus haut, « il est certain que c’est augmenter, pour le patient, les chances d’avoir la décision médicale la plus appropriée […] Ça permet de flécher bien plus précisément le patient vers l’hôpital souhaité avec le plateau technique adapté ».
Les informations apportées par les ambulanciers permettent en effet aux médecins régulateurs d’obtenir à distance des éléments cliniques qui, jusque-là, leur manquaient bien souvent. « La réalisation d’un électrocardiogramme qualifiant a déjà fait ses preuves comme étant extrêmement utile ; mais ce qu’on est en train de montrer actuellement, c’est que dans la traumatologie aussi, la réalisation de photos dès la prise en charge initiale est extrêmement riche pour le médecin régulateur » indique le Dr Helelis-Fanien.
Eloignement, longs délais d’intervention des Smur
Pour le moment, le choix de connecter des ambulances privées relève uniquement d’initiatives locales et ce principe peine à se développer. Pourtant, la délégation sous contrôle médical de certains actes aux ambulanciers, au moyen d’outils numériques, permettrait de répondre en partie aux difficultés d’accès aux soins d’urgence que connaissent les zones rurales. Leurs habitants sont en effet confrontés à la fois à l’éloignement des structures de soins d’urgence, aux longs délais d’intervention des Smur (Services mobiles d’urgence et de réalisation) et à la disparition des cabinets de médecins.
Les dispositifs mis en œuvre jusqu’à présent n’ont en effet pas permis d’améliorer la situation, comme le montrent les analyses issues de mon travail de thèse. Elles suggèrent par ailleurs de penser ce problème de santé publique moins en termes de répartition géographique de la profession médicale – avec ses « déserts médicaux », ses « zones blanches » et ses interrogations sur la démographie médicale – que de répartition des « territoires de compétences » entre les différents professionnels de l’urgence.
Le recours à des ambulances connectées peut-il rendre les citoyens plus égaux devant l’urgence ? Les outils numériques impliquent une évolution des pratiques professionnelles des médecins, des infirmiers et des ambulanciers, ainsi qu’un partage des savoirs. La condition, si l’on veut mettre ces ambulances au service de la réduction des inégalités de santé, est d’inclure dans la réflexion tous ces acteurs de l’urgence.
Sylvie Morel, Sociologue, ingénieure de recherche CNRS, Université Rennes 2, Université de Nantes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.