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Le programme « 13-Novembre », une recherche inédite sur les mémoires traumatiques

Francis Eustache, Université de Caen Normandie et Denis Peschanski, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 devant le Consulat de France à Genève. Erdrokan/Wikimedia, CC BY-SA

Les attentats djihadistes du 13 novembre 2015 au Bataclan, aux terrasses des cafés et restaurants des Xe et XIe arrondissements parisiens et aux abords du Stade de France, ont été traumatisants au-delà de l’imaginable pour les victimes, leurs proches, les premiers témoins, mais aussi l’ensemble de la communauté nationale. Depuis cette date, d’autres événements tragiques survenus en France et à l’étranger ont contribué à créer une situation particulière dominée par l’omniprésence de nouveaux attentats.

Le programme « 13-Novembre »est une réponse épistémologique forte qui postule l’approche transdisciplinaire comme clé d’analyse. Comment le souvenir traumatique des attentats du 13 novembre 2015 évolue-t-il dans les mémoires individuelles et les mémoires collectives ? Comment les mémoires individuelles et collectives interagissent-elles dans leur construction et leur reconstruction ? Quels survivants ou témoins développeront un état de stress post-traumatique durable, et lesquels élaboreront des mécanismes de résilience ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles tentera de répondre le programme « 13-Novembre », porté par le CNRS, l’Inserm, HéSam Université, avec de nombreux partenaires.

Mobilisant plusieurs centaines de professionnels et de chercheurs, ce programme est une première mondiale par son ampleur, le nombre de disciplines associées et le protocole établi. Des retombées sont attendues dans les domaines sociohistorique et biomédical, mais aussi du droit et des politiques publiques ou de la santé publique.
Le projet qui se trouve au cœur du programme implique le recueil et l’analyse de témoignages : de survivants, de leur entourage, des policiers, militaires, pompiers, magistrats, médecins et aidants qui sont intervenus ; des habitants des quartiers touchés ; des personnes à la périphérie de Paris ; et de trois villes de France (Caen, Metz et Montpellier).

Cette étude longitudinale est réalisée auprès de 1 000 personnes au travers de quatre campagnes d’entretiens approfondis filmés par l’INA et l’ECPAD à échéances prédéterminées auprès des mêmes personnes (en 2016, en 2018, en 2021 et en 2026). Une étude longitudinale ancillaire biomédicale sur 180 de ces 1 000 personnes, permettant une approche neuroscientifique, neuropsychologique et psychopathologique, y est associée. Une autre étude pilotée par Santé Publique France permettra en outre de dresser un état précis de l’impact psychotraumatique sur les victimes, proches et intervenants et de la réponse effective des dispositifs de soins.

La singularité du projet proposé tient dans la diversité des enjeux à relever et dans leur imbrication : enjeux épistémologiques, méthodologiques et patrimoniaux.

  • Affirmer la transdisciplinarité. Cela tient à un postulat majeur de ces nouvelles « memory studies » que nous appelons de nos vœux : il est impossible de comprendre pleinement la mémoire collective sans prendre en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire, de même qu’on ne peut comprendre pleinement ces dynamiques cérébrales sans prendre en compte l’apport des déterminants sociaux.
  • Promouvoir une démarche scientifique dans la contemporanéité de l’événement. On mesure ce que cela signifie pour l’histoire qui devient, au sens strict, « histoire du temps présent » voire d’un temps en construction. C’est à l’inverse depuis toujours au cœur des méthodes des sociologues, des psychologues ou des psychopathologues, mais là encore, la dimension transdisciplinaire permet de comprendre la formation des mémoires individuelles, les transformations de leurs représentations mentales et émotionnelles au cours du temps.
  • Interroger le rapport à l’histoire des individus à un moment où les temporalités de la vie quotidienne sont le plus souvent dissociées d’une conscience de l’Histoire. Le continuum entre une épreuve subjectivement vécue et son interprétation collectivement structurée revêt plus que jamais un caractère problématique. Ainsi, le premier apport des sciences sociales à cette recherche transdisciplinaire est d’articuler la problématique de la mémoire de l’événement traumatique à une sociologie des épreuves, saisies à hauteur d’homme.
  • Développer les neurosciences « cliniques » à l’interface des neurosciences cognitives. L’état de stress post-traumatique est une conséquence médicale fréquente pour les personnes directement en contact avec l’horreur d’un attentat. Pourtant, tous les individus exposés à une situation traumatisante ne développent pas nécessairement un tel syndrome. Notre étude permettra de comprendre les réactions différenciées, en identifiant les marqueurs neuropsychologiques et neurobiologiques, structuraux et fonctionnels, prédictifs d’une telle résilience et leur évolution temporelle.
  • Mettre en œuvre une étude longitudinale sur 10 ans. L’intérêt est majeur pour l’historien ou le sociologue qui souhaite comprendre comment se construit le témoignage individuel dans l’interaction avec la mémoire collective ; pour le linguiste qui mesure l’évolution du vocabulaire et des constructions syntaxiques ; pour le neuropsychologue qui s’intéresse aux mécanismes de consolidation/reconsolidation ou au fonctionnement différent de la mémoire des conditions dans lesquelles on apprend l’événement (flashbulb memory) et de la mémoire de l’événement lui-même (event memory), pour le neuroscientifique ou le psychiatre qui travaillent sur les modifications des représentations mentales, l’état de stress post traumatique ou la possibilité d’évacuer le souvenir douloureux ; pour le psychopathologue qui s’attache aux représentations de soi, aux mécanismes de défense ou aux relations à la destructivité ; pour le juriste qui s’intéresse aux politiques pénales dans la durée ou aux processus d’indemnisation de la victime, alors même que la victime est devenue centrale, ces dernières décennies, dans les représentations collectives. Cet intérêt de travailler sur la longue durée est également dans la pluralité des perceptions d’un même événement par des générations différentes, sujet central mais mal documenté à ce jour.

Enfin, nous considérons que notre projet relève d’une forme d’engagement citoyen et, à notre niveau, du rôle social des scientifiques. Pour le dire en d’autres termes, nous pensons le devoir aux victimes et à leurs proches.

Francis Eustache, Directeur de l’unité Neuropsychologie et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaine, Inserm, Université de Caen, Université de Caen Normandie et Denis Peschanski, Directeur de recherche, CHS (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et CNRS), Coresponsable scientifique du programme « 13-Novembre », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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