Bruno Cautrès, Sciences Po – USPC
Avec la démission d’Emmanuel Macron du gouvernement de Manuel Valls se pose plus que jamais la question de son éventuelle candidature à la présidentielle de 2017. Le meeting qu’il avait tenu le 12 juillet à la Mutualité sonnait déjà, il est vrai, comme le lancement de l’opération « En marche, vers l’Élysée » !
Ce meeting visait plusieurs objectifs qui, aujourd’hui, prennent tout leur sens : montrer que le mouvement « En Marche » est inscrit dans une dynamique présidentielle et que son leader franchit progressivement les étapes d’une candidature. À l’époque, on ajoutait qu’Emmanuel Macron ne serait candidat que dans l’hypothèse où François Hollande ne serait pas en mesure de l’être. Le drame de Nice le 14 juillet semblait avoir estompé la stratégie présidentielle d’Emmanuel Macron, le renvoyant à un rôle de candidat prometteur, mais prématuré. L’interrogation a dû être grande dans son camp de savoir si le jeune ministre pouvait, dans un contexte aussi dramatique et avec une telle charge sur les questions de sécurité, incarner la fonction présidentielle au sens régalien, charismatique et vertical du terme.
Une stratégie d’émancipation
Les photos à la une de Paris-Match, avec son épouse, ainsi que la conduite d’un char lors d’une visite au spectacle du Puy du Fou en Vendée, avec une mise en scène un peu lourde et en compagnie de Philippe de Villiers, ne pouvaient qu’entretenir les interrogations sur la stratégie d’Emmanuel Macron et sur son positionnement. Déclarant lors de cette visite qu’il n’était pas socialiste, Emmanuel Macron semblait donc choisir une stratégie de rassemblement au-delà de sa famille politique (il a plusieurs fois déclaré qu’il était « de gauche ») et de rupture des amarres avec François Hollande. Son départ du gouvernement est donc l’aboutissement d’une stratégie d’émancipation vis-à-vis de l’actuel Président.
Une série de questions se posent dès lors sur cette stratégie et son éventuel débouché lors de la présidentielle de 2017. Au fond, que représente le « macronisme » dans l’électorat, au-delà de l’incontestable succès de popularité de son leader ? L’élection présidentielle pousse en effet au paroxysme les clivages politiques et les antagonismes ou les oppositions entre des segments de l’électorat aux intérêts et aux valeurs opposés. Il ne faut pas voir dans cela l’expression de disputes idéologiques stériles et inutiles. La politique, c’est du conflit régulé, mais du conflit quand même. Les élections et les décisions de politiques publiques qui s’en suivent font des gagnants et des perdants. Dès le lendemain de l’élection présidentielle, ces arbitrages se posent et font rapidement voler en éclat le mythe du « tous ensemble sur le même bateau ».
Plusieurs décennies d’analyse académique sur le vote et les élections ont montré que derrière l’unité de temps et de lieu du dimanche électoral se cachent des « clivages » politiques et sociaux ; la géographie et la sociologie des votes révèlent l’anthropologie des inégalités et des injustices de nos sociétés. Il nous faut donc interroger le « macronisme » au prisme de la sociologie électorale et de la sociologie des attitudes et comportements politiques afin d’en comprendre la portée et les limites et de faire jouer à la sociologie des votes son rôle de révélateur des clivages politiques et sociaux qui se cachent derrière le discours politique.
Macron et le « macronisme »
Revenons tout d’abord sur le meeting du 12 juillet. Au cours de ce meeting, celui qui était alors toujours le ministre de l’Économie et des Finances s’était livré à un exercice de « synthèse hollandaise » entre l’objectif de « libérer le pays » et son économie, d’encourager la prise de risque tout en maintenant les « filets de sécurité, de solidarité, quelque chose qui nous fait avancer ensemble ». Il avait réaffirmé qu’il était de gauche (« c’est mon histoire, c’est ma famille », ce qu’il a redit hier) tout en appelant au dépassement du clivage gauche-droite. Il avait également adopté parfois une tonalité plus sociale et voulu montrer qu’il pouvait s’adresser à tous les segments de la société française.
Au-delà des images de ce meeting et de la savante stratégie de communication d’Emmanuel Macron, il est important, pour comprendre la portée politique et électorale du « macronisme », d’analyser en détail quelles sont ses bases sociologiques dans l’électorat. On peut notamment le faire grâce à l’enquête de très grande ampleur que réalise depuis cet automne le CEVIPOF auprès d’un panel de près de 20 000 électeurs français. L’ampleur de l’enquête permet d’aller dans le détail de catégories fines de la population, mais aussi de mieux saisir les contours et les limites du phénomène. La sociologie politique et ses instruments empiriques permettent en effet une prise de distance nécessaire entre les images et la réalité.
Une France de privilégiés
Plutôt que de demander l’intention de vote en faveur d’Emmanuel Macron, notre enquête a mesuré (en mai dernier) la probabilité de voter pour Emmanuel Macron s’il était candidat à l’élection présidentielle de 2017, sur une échelle de 0 à 10 : 15.2 % des personnes interrogées ont alors exprimé de fortes probabilités de voter pour lui (notes de 7 à 10) et 24.2 % des probabilités ni fortes ni faibles (notes de 4 à 6). Mesurée à plusieurs mois de la présidentielle la probabilité de vote est, comme l’intention de vote, une mesure à considérer avec précaution. Et il faut rappeler qu’elle ne mesure pas l’intention de vote, mais seulement un potentiel. Ce n’est donc pas tellement le niveau de cette probabilité de vote qu’il est important de considérer, mais plutôt ses structures sociologiques, qui en disent bien plus long d’ailleurs.
La France que dessine cette sociologie est clairement une France privilégiée : Emmanuel Macron obtient ses meilleurs scores de fortes probabilités de vote chez ceux qui gagnent plus de 6000 euros par mois (24 %), ceux qui déclarent s’en sortir « très facilement » avec les revenus de leurs foyers (24 %), qui ont le sentiment d’exercer une profession en expansion (21 %), ou encore chez les cadres supérieurs (20 %), les diplômés à bac + 4 (19 %), ceux qui gagnent entre 3500 et 6000 euros par mois (19 %), les chefs d’entreprises (17.5 %).
En revanche, les probabilités de vote pour Emmanuel Macron sont faibles, voire très faibles, chez les employés (13 %), les ouvriers (12 %), les salariés du public (12 %), les travailleurs à temps partiel (11 %), les chômeurs (10 %), les peu diplômés ou ceux qui ont le sentiment de ne pas s’en sortir.
Les règles de la politique
Cette sociologie pose une première question à la candidature d’Emmanuel Macron : le socle sociologique d’une candidature cadre en effet fortement le discours et le message délivrés par les candidats. C’est une règle de base de la politique qui consiste à ce que celui qui parle s’adresse à ceux qui l’écoutent. Certes, ceux qui écoutent peuvent avoir la vocation d’écouter à place ou au nom de ceux qui ne sont pas dans l’auditoire. Mais il serait surprenant que les catégories sociales favorables à Emmanuel Macron soient prêtes à écouter un message s’adressant en priorité à ceux qui ne sont pas fortement dotés en capital économique ou culturel.
Une seconde question est encore plus importante : si Emmanuel Macron se présentait et qu’il est élu, quelles seraient ses priorités socio-économiques ? À destination des catégories sociales qui l’auraient porté au pouvoir ou des autres ? Car une autre règle de la politique est que l’on ne peut agir en priorité à la fois pour ceux qui vous ont élu et pour les autres, sauf à prendre le risque de mécontenter tout le monde.
La hiérarchie des priorités de l’action publique d’un gouvernement est hautement symbolique de cette hiérarchie plus secrète. À l’aune de la sociologie des probabilités de vote pour Emmanuel Macron, on voit que les attentes de ceux qui l’auraient porté au pouvoir pourraient être en décalage, voire en grand décalage, par rapport aux attentes de catégories sociales qui votent en général à gauche : salariés du secteur public, professions de la santé et de l’éducation, revenus moyens par exemple.
Entre le centre et ses bordures
L’enquête du CEVIPOF permet de mieux comprendre les ressorts contradictoires du « macronisme », en regardant le positionnement politique de ses soutiens. Il ressort de notre enquête qu’Emmanuel Macron est, pour le moment, un candidat positionné quelque part entre le centre et ses deux bordures que sont le centre-gauche et le centre-droit. Parmi ceux qui déclarent avoir voté pour François Hollande en 2012, il obtient 20 % de fortes probabilités de vote (notes 7 à 10 de notre échelle), mais il obtient 21.5 % parmi ceux qui déclarent avoir voté François Bayrou. Il obtient également un score non négligeable parmi ceux qui ont voté Nicolas Sarkozy au premier tour de 2012 (18 %).
De même, il réalise un meilleur score chez ceux qui ont voté aux européennes de 2014 pour les listes UDI-Modem que pour les listes PS-Divers gauche, et il fait quasiment jeu égal dans les électorats PS et alliés ou LR-UDI-Modem aux régionales de 2015. Il obtient 26 % de fortes probabilités de vote chez les sympathisants UDI, 27 % chez les sympathisants PS et 23 % chez les sympathisants Modem.
On voit donc se profiler, au croisement des logiques sociales et politiques du vote, un problème stratégique pour Emmanuel Macron : l’élection présidentielle de 2017 se jouera au sein d’un espace politique partitionné en trois entre la gauche, la droite et le FN, ayant chacune des structures sociologiques bien établies. Et elle se jouera à deux tours : celui qui viendra affronter Marine Le Pen, probablement présente au second tour, devra apparaître comme un candidat compatible avec les valeurs de l’autre camp. Emmanuel Macron a sans doute ce profil ; mais Alain Juppé également, François Bayrou également.
L’espace politique et sociologique dans lequel Emmanuel Macron tenterait de se qualifier (s’il était candidat) pour le second tour est donc passablement déjà occupé. L’électorat de gauche, après la déception du quinquennat Hollande, ne voterait pas comme un seul bloc pour Emmanuel Macron. Sa candidature serait en fait directement en concurrence avec Alain Juppé ou avec François Bayrou (qui se portera candidat si c’est Nicolas Sarkozy qui est choisi par la primaire de la droite).
Cette forte concurrence au centre conduirait sans doute une partie non-négligeable des électeurs de gauche à voter pour Jean-Luc Mélenchon dans un tel cas de figure. Sans compter qu’il pourrait être également en confrontation directe avec François Hollande si les deux se présentaient en même temps, une hypothèse toujours d’école aujourd’hui, mais plus probable qu’elle ne l’était il y a quelques semaines. Si François Hollande ne se présentait finalement pas, il ne fait aucun doute que la primaire du PS désignerait un solide candidat de gauche comme Arnaud Montebourg par exemple ; l’espace politique dans lequel Emmanuel Macron doit tenter de se glisser s’il se présente en 2017 est de fait plus étroit, voire bien plus étroit, que sa popularité sondagière.
L’urgence d’une réforme institutionnelle profonde
Se pose donc pour Emmanuel Macron le problème fondamental de l’adéquation entre le jeu auquel il veut s’inviter et le jeu de cartes dont il dispose pour le moment. S’il est un candidat de centre-gauche, des pans entiers de l’électorat traditionnel de la gauche lui feront défaut au premier tour même si une enquête TNS-SOFRES de juin le créditait d’être le candidat préféré des sympathisants du PS (d’une courte avance sur Manuel Valls), que François Hollande soit candidat ou pas. S’il est un candidat du centre, il devra prendre des voix à Alain Juppé ou François Bayrou ; s’il est un candidat de centre-droit, les électeurs de droite ne lui laisseront pas leur voler la victoire promise avec Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy.
Son projet politique pose le problème classique d’une candidature centriste à la présidentielle sous la Vème république. Un exercice hautement difficile qui consiste à vouloir à la fois s’inscrire dans la bipolarité de cette élection (« je suis de gauche, c’est ma famille ») et la dépasser. Pour pouvoir le faire, il faut être le porteur d’un puissant nouveau clivage politique comme le FN et Marine Le Pen y sont parvenus en forçant le système à devenir tripolaire. Pour le moment rien n’indique qu’Emmanuel Macron soit le porteur d’un nouveau clivage politique au sens forme du terme, capable de perturber en profondeur la dimension gauche-droite comme le FN l’a fait depuis les années 1990.
Il existe pourtant en France comme dans la plupart des démocraties européennes et perturbe en profondeur leurs espaces politiques : il s’agit du clivage que le sociologue suisse Hanspeter Kriesi a dénommé le clivage entre les « perdants » et les « gagnants » de la mondialisation. La sociologie des électeurs les plus favorables à Emmanuel Macron et le contenu de la plupart de ses discours politiques montrent que le « macronisme » fait l’éloge d’une société mobile, ouverte, dynamique, innovante, qui « bouge ». Mais ces mots sonnent bien creux si on ne les rapporte pas aux choix de politiques publiques auxquels ils correspondent. Dans une perspective d’incarner le renouveau politique il s’agit donc de clarifier qui seront les victimes et les perdants de cette société qui bouge, sauf à croire que tout le monde gagnera.
En plaçant sa démarche politique sous le signe d’un parler vrai et neuf, Emmanuel Macron a, plus encore qu’aucun autre candidat, l’obligation de décliner sa vision politique en choix fiscaux, redistributifs et économiques ou sociaux clairs et chiffrés. Malgré toutes ces questions et interrogations, son projet et sa candidature potentielle posent à notre vie politique des questions auxquelles elle ne peut plus échapper tant elle semble donner des signes visibles d’essoufflement. S’il était un jour élu, le chantier d’une réforme institutionnelle profonde serait, à cet égard, prioritaire. Car tout le projet d’Emmanuel Macron repose sur un bouleversement de l’ordre électoral actuel, celui de la tripartition gauche-droite-FN et d’une recomposition au centre de notre vie politique.
L’autorité au cœur du rôle présidentiel
Enfin, rappelons-nous que ce n’est pas la première fois qu’un homme politique français souhaite incarner une « modernité » économique portée par un projet de recomposition politique. Mais le système électoral de la Vème République oppose jusqu’à présent une résilience tout à fait certaine à ce type de projet et il faut, pour le perturber fortement, être le porteur d’un nouveau et très puissant clivage politique, ancré dans les profondeurs de la société et de son anthropologie politique.
Emmanuel Macron n’en est pas là, pour le moment. Sa démarche et son projet constituent des signaux intéressants au plan de l’analyse politique et illustrent les contradictions internes de la gauche française dans son rapport à l’économie mondiale et globalisée. Mais il n’a pas encore explicité et détaillé les contours exacts des choix de politiques publiques qui correspondent à son projet. Si l’on osait un parallèle avec Alain Juppé, on dirait qu’il lui reste à expliquer aux Français comment et au profit de qui la mondialisation peut-être heureuse…
Last, but not least : dans le contexte de la menace terroriste d’aujourd’hui, la dimension de l’autorité et du charisme vertical, de l’incarnation du pouvoir exécutif au sens le plus fort du terme (chef des armées), vont être au cœur du rôle présidentiel pour les années à venir. Est-ce bien le jeu auquel Emmanuel Macron veut (ou peut) jouer ? Se voit-il lui-même en chef de l’État et de l’exécutif, en leader d’un nouveau mouvement politique ou en premier ministre ? Ne confond-il pas un peu tous ces rôles ?
Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.