Yves Petit, Université de Lorraine
Madame de Sévigné et Bossuet sont à l’origine de l’expression « Perfide Albion », celle-ci ayant été inventée au XVIIe siècle pour caractériser le sentiment de la France, passablement irritée par la mauvaise foi régulière du gouvernement anglais de l’époque. Un être humain est perfide, quand il manque à sa parole, ne tient pas ses promesses, ou bien encore trahit une confiance. Le premier ministre britannique, David Cameron, pourrait bien de ce point de vue ne pas tenir la promesse de son discours du 23 janvier 2013, et le référendum du 23 juin 2016 apparaître comme une consultation perfide. Il tient en effet à propos de cette consultation un double discours : un premier à destination du peuple britannique, un second à l’adresse de ses partenaires européens, cette duplicité confinant à la mauvaise foi.
Afin d’éviter tout malentendu, rappelons que le premier ministre de Sa Majesté a promis aux Britanniques l’organisation après les élections de 2015 d’un référendum portant sreview of competences de l’ensemble des politiques européennes, une refondation de sa relation avec l’Union, afin de pouvoir y demeurer mais à ses propres conditions. Le « nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’Union européenne » pose ces nouvelles conditions de fonctionne
ment de l’Union et, sur cette base, David Cameron a décidé d’organiser un référendum avant la fin de l’année 2017 comme prévu.
La question posée aux Britanniques est la suivante : « Should the United Kingdom remain a member of European Union or leave the European Union ? (Le Royaume-Uni doit-il rester un membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ?) ». À quelques jours du scrutin, en dépit de l’incertitude et de la marge d’erreur des sondages, il semble bien que les partisans et les opposants au maintien du Royaume-Uni se tiennent dans un mouchoir de poche et il est difficile de prévoir le résultat du vote. L’assassinat de la Députée travailliste Jo Cox le 16 juin a, de surcroît, vu les camps du « in » et du « out » suspendre provisoirement leur campagne, le déroulement de l’élection risquant fort d’en être bouleversé.
David Cameron se comporte comme un apprenti sorcier et fait preuve d’une rare inconscience, plongeant à la fois son pays et l’Union dans une incertitude extrême. À vrai dire, ce référendum est celui de tous les dangers, pour son propre pays, pour l’Union et les autres États membres, ainsi que pour cette technique décisionnelle du droit constitutionnel.
Un Royaume-Uni disloqué ?
N’en déplaise au premier ministre britannique, un vote « Leave » lors du référendum risque d’entraîner en priorité la dislocation du Royaume-Uni avant celle de l’Union européenne. Elle pourrait être à la fois politique, mais également d’ordre territorial.
Sur le plan politique, il semble bien que, sous couvert d’Union européenne et d’immigration au Royaume-Uni, le référendum apparaisse comme un combat entre David Cameron et Boris Johnson, un duel fratricide entre un eurosceptique pur et dur et un eurosceptique modéré ou « contrarié ». Le référendum sur le « Brexit » dérive donc en un plébiscite portant sur le futur titulaire du poste de premier ministre, la crise politique en découlant ayant pour victime Cameron s’il perd cette élection.
Si le parti conservateur risque d’accentuer sa scission, le parti travailliste est déjà divisé, car il est également traversé par un clivage pro et anti-Brexit, le leader du Labour, Jeremy Corbin, qui a voté « non » lors du référendum du 5 juin 1975 alors que le « oui » l’a largement emporté, se retrouvant piégé face à ses propres contradictions.
Sur le plan territorial, la question posée aux Britanniques soulève celle du devenir du Royaume-Uni dans l’hypothèse d’un « Brexit ». Le pays restera un territoire insulaire, mais le tropisme – pour ne pas dire le nationalisme – anglais incarné par le « Brexit » est susceptible de reposer avec davantage d’acuité la question de l’indépendance de l’Écosse. Les Écossais sont nettement favorables au maintien du Royaume-Uni dans l’UE ; ils avaient même demandé à ce que le résultat du référendum soit calculé en appliquant une double majorité, ce qui leur a été refusé par le gouvernement britannique.
Comme promis le 13 mars 2016 par Nicola Sturgeon, chef du gouvernement écossais, un second référendum sur l’appartenance de l’Ecosse au Royaume-Uni n’est pas à exclure. Les institutions de l’Union seraient alors amenées à prendre position sur l’appartenance d’une région d’un État membre ou ancien État membre à l’Union… Ce qu’attend vraisemblablement la Catalogne !
Le « Brexit » aura également des répercussions en Irlande du Nord, qui ne serait alors plus membre de l’Union, ce qui n’irait pas sans rappeler les nombreuses années d’affrontements et de tensions en Ulster entre l’IRA et l’armée britannique. La réapparition d’une frontière extérieure de l’Union et d’une partition de l’Irlande ne seront pas sans conséquences, les Irlandais du Nord se demandant logiquement s’ils n’auraient pas alors intérêt à s’unir à l’Eire. Ainsi, non seulement le Royaume-Uni risque l’amputation de son territoire, mais également de contraindre l’Union à un saut dans l’inconnu.
Brexit, Nexit, Frexit ?
Le vote du 23 juin porte sur le premier vrai retrait de l’Union européenne, en application de l’article 50 TUE. S’il est entouré de nombreuses incertitudes du fait de l’application concrète de cette nouvelle procédure introduite par le traité de Lisbonne, il est utile de le replacer dans le prolongement de précédents référendums et d’affirmer qu’il sert et servira probablement de catalyseur pour d’autres consultations.
Quasiment passé inaperçu dans le landernau européen, les Danois ont rejeté par référendum, le 3 décembre 2015, la participation de leurs pays aux programmes européens de sécurité avec 53,1 % des suffrages exprimés. Initialement prévu en 2016, il a été prudemment avancé afin d’éviter toute interférence avec le référendum britannique.
Plus récemment, les Néerlandais ont rejeté le 6 avril 2016 lors d’un référendum – certes consultatif, avec une faible participation, mais avec un non à 61,57 % – le traité d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine. Ce référendum ne pose-t-il pas en creux la question du « Nexit », c’est-à-dire de la sortie des Pays-Bas de l’Union, d’autant que le peuple néerlandais a déjà rejeté en 2005 le traité établissant une Constitution pour l’Europe.
Il s’avère en effet qu’aux Pays-Bas comme au Royaume-Uni, les europhobes rêvent d’un référendum sur la sortie de l’Union. La vérité est que les populistes de tous bords ont bien compris que « le référendum est devenu une arme létale contre l’Union ». La Hongrie confirme cette manière de voir. Après avoir déposé comme la Slovaquie, à l’automne 2015, un recours devant la Cour de justice de l’Union contre le plan de répartition des demandeurs d’asile, le gouvernement de Budapest a annoncé la tenue d’un référendum sur le système de quotas obligatoires pour l’accueil des migrants au sein de l’UE, ce que la Commission européenne a dénoncé.
La multiplication des référendums dans les États membres fait donc apparaître au grand jour la crise de confiance, voire le désintérêt croissant des peuples pour l’UE. Alors que se répand le néologisme « Frexit » pour « France exit », ne faut-il pas craindre un effet domino suite au référendum britannique du 23 juin ? Il est vrai qu’il constitue, en quelque sorte, une synthèse des multiples crises qui affectent l’Union et invite de manière implicite à sa redéfinition. Il faut cependant être prudent, afin que celle-ci ne soit pas paralysée par les référendums, d’autant plus qu’ils sont systématiquement détournés de leur objet
« La réponse est non. Rappelez-moi la question ? »
À l’évidence, le référendum se concilie très difficilement avec la construction européenne. Cela est d’autant plus difficile, pour ne pas dire impossible, que David Cameron entend régler un problème interne en recourant à la voie européenne et à une inutile manipulation de l’opinion. Vouloir annihiler la surenchère eurosceptique au sein du parti conservateur est tout à fait louable, mais cette tentative ne réglera pas la question cruciale de la place et du rôle du Royaume-Uni au sein de l’UE.
Instrumentaliser l’Union européenne n’est pas la bonne solution et conduit à la discréditer davantage qu’elle ne l’est déjà. Le référendum est effectivement à manier avec beaucoup de précautions : il ne permet qu’une lecture strictement binaire d’une question extrêmement complexe. Il ne faut pas non plus vouloir combler l’absence d’une démocratie réelle au niveau européen en multipliant les référendums nationaux, d’autant que le peuple est fréquemment dépossédé du résultat de son vote. C’est d’autant plus vrai que la campagne électorale qui précède le vote est émaillée de mensonges, dans le but de dramatiser la portée du vote. Ainsi, la contribution nette du Royaume-Uni au budget de l’UE est de seulement 136 millions de livres par semaine et non de 350, comme le prétendent les partisans du « out ».
Comme l’a exprimé avec humour Woody Allen, « La réponse est non. Rappelez-moi la question ? ». Il est effectivement presque certain que lors du vote du 23 juin, la quasi-totalité des électeurs, qu’ils votent oui ou non, aura oublié l’arrangement du 19 février 2016. L’expérience montre que le référendum est certes un apprentissage de la démocratie, mais qu’il peut vite devenir une « prime à la démagogie » – ce qui fait craindre la « démagogie semi-directe ».
Il ne permet plus, comme l’avait relevé Carré de Malberg, au peuple de statuer « en sa masse universelle et indépendamment des affiliations à des groupements spéciaux » (Considérations théoriques sur la question de la combinaison du référendum avec le parlementarisme ).
Dans l’attente des résultats de la consultation si – comme l’a déclaré Winston Churchill au Général de Gaulle, « Sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large » – le Royaume-Uni choisit le grand large, il faudra respecter le choix du peuple britannique. À moins qu’il n’opte pour un remake du référendum du 5 juin 1975 !
Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.