Monique Hirschhorn, Université Paris Descartes – USPC
Entretien avec Jean Baubérot, ancien titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’École Pratique des Hautes Études, à l’occasion du colloque organisé par la Conférence des Présidents d’Université le 19 mai 2016 autour du thème de la laïcité. Les derniers ouvrages de Jean Baubérot sont : La laïcité falsifiée (La Découverte-poche, 2014) et Les sept laïcités françaises (éd. de la MSH, 2015)
MH : Comme historien et sociologue, vous avez consacré la plus grande partie de vos recherches à la laïcité. Mais lorsqu’en 2003, la commission Stasi dont vous faisiez partie a proposé d’interdire « le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves de l’enseignement primaire et secondaire manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », vous avez été le seul à, finalement, vous abstenir. Au moment où le Premier ministre, Manuel Valls envisage la possibilité d’interdire le voile à l’université, pouvez-vous nous donner les raisons de votre position ?
JB : Cette question pose le problème du rapport entre la démarche de connaissance du sociologue qui est ouverte, qui se situe dans une temporalité longue et celle de l’acteur social qui doit trancher à un moment donné. En même temps, il y a un lien. J’ai toujours revendiqué d’avoir pris position à partir de ce que m’avaient appris mes travaux de sociologue et d’historien de la laïcité, sur les analogies qu’il peut y avoir, entre dépit des différences, entre le passé et le présent.
Il faut se rappeler que, juste après l’affaire Dreyfus, le climat était très conflictuel. La république se sentait menacée et le catholicisme, malgré le Ralliement, n’avait pas désarmé. La recherche de la « laïcité intégrale » conduisait à prendre des mesures, qui, se révélant inefficaces, étaient à chaque fois plus dures, et cela constituait un engrenage très dangereux. À la fin de 1904, la France était au bord de la guerre civile. La loi de 1905, qui est toujours en vigueur et qui a institué la séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses, représente un tournant : elle a été politiquement libérale. Si les religions ne sont plus officielles, les manifestations et le port de signes religieux sont autorisés dans l’espace public. Et une pacification s’est progressivement effectuée. Elle a permis l’Union sacrée en 1914.
En me référant à ce précédent, j’ai vu dans l’interdiction du foulard une mesure dont les effets ne correspondraient pas nécessairement aux attentes. Il y avait, certes, la possibilité d’une sorte « d’orgasme républicain » qui provoquerait l’apaisement et favoriserait ce qu’on a appelé maladroitement « la diversité culturelle » ; mais aussi le risque d’une stigmatisation qui provoquerait le repliement d’une partie des musulmans. J’avais donc suggéré de mettre au nombre des signes autorisés : le bandana qui pouvait aussi bien être porté comme substitut du foulard que pour des raisons de mode. La proposition n’a pas été mise au vote et je me suis donc abstenu lors du vote proposant l’interdiction des signes ostensibles à l’école publique, car je ne voulais pas, en votant contre, devenir le porte-drapeau de groupes avec lesquels j’avais de fortes divergences.
Avec d’autres, je me suis également opposé à la loi de 2010, même si le port du voile intégral est plus choquant que celui d’un foulard. Car, dans la conception exposée lors des débats de 1905, la laïcité implique que chacun supporte, dans l’espace public, des manifestations qui le choquent. Aujourd’hui, les uns doivent accepter les seins nus à la plage, les minijupes dans la rue, les autres, le port du voile intégral sauf s’il pose des problèmes d’identification (la mère qui vient chercher son enfant à la crèche…), selon ce qu’avait indiqué le Conseil d’État.
Où en sommes-nous dix ans après ? Sous le mandat de Chirac, la loi n’a pas débordé l’objectif pour laquelle elle avait été votée : elle a été équilibrée en partie par la création en 2005 de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalite (HALDE) dissoute en 2011. Mais la loi a eu un effet non voulu. Comme elle ne s’appliquait pas aux écoles privées, même celles financées à 90 % par l’État, elle les a favorisées et a entraîné un processus de création d’écoles privées musulmanes. Sous le mandat de Sarkozy, on est rentré dans une escalade : loi de 2010 sur l’interdiction du voile intégral, participation de mères voilées à des sorties scolaires, repas végétariens dans les cantines, jupes longues…
Le problème est donc de savoir où mettre la limite. L’interdiction du foulard n’est probablement pas la bonne mesure, preuve en est qu’un des référents de laïcité de l’éducation nationale, dans la lutte contre la radicalisation des jeunes, est la mère du soldat tué à Toulouse par Mohamed Merah, Latifa Ibn Ziaten, qui porte le foulard. Interdire le voile l’université signifierait que cette femme ne puisse pas assister aux cours sur l’histoire et la sociologie de la laïcité donnés, à l’EPHE, par mon successeur !
MH : Cette explication de votre choix nous montre tout l’intérêt qu’il y a à tirer des enseignements d’une histoire que nous connaissons mal. Mais il y a aussi le problème de la montée en puissance de groupes religieux extrémistes qui font du prosélytisme, et qui s’opposent de manière frontale à l’idée même de liberté de conscience. Que faire dans ces conditions ?
JB : Dans les années soixante, il y a eu l’aboutissement d’un processus de sécularisation qui a produit de l’individualisation. La religion n’était plus un héritage mais un choix personnel qui pouvait aller du « furieusement religieux » au « furieusement irréligieux ». Mais cette individualisation est insupportable pour un certain nombre de groupes qui se battent pour maintenir et réactiver des normes religieuses et qui réussissent d’autant mieux que l’espoir politique d’un avenir meilleur s’éloigne.
Et, ce qui me frappe, comme sociologue du symbolique, est le développement d’une concurrence victimaire, alimentée par Internet et les réseaux sociaux, entre les différents groupes qui devraient cohabiter pacifiquement. Les athées disent qu’il n’y en a que pour les religieux, les catholiques que l’on peut attaquer le catholicisme impunément, mais pas l’Islam, les juifs qu’il y a un regain de l’antisémitisme, les protestants que tout monde les ignore et que le silence médiatique est pire que tout, les musulmans que l’islamophobie est partout. Chacun se sent rejeté et méprisé. Non sans raison, certes. Mais l’empathie disparaît.
L’enjeu consiste alors à ne pas rendre les extrémistes attractifs. Pour cela la laïcité, qui se joue aussi bien au niveau du pouvoir politique que de la société civile, doit reposer sur trois dimensions : une législation qui ne doit être répressive que s’il s’agit d’une pratique irréversible comme l’excision et qui doit produire des lois de « liberté laïque », formule que j’aime bien, comme celle de 2013 sur le mariage des personnes de même sexe (il est regrettable qu’elle n’ait pas été solennisée comme telle et qu’il n’y ait pas eu une loi autorisant l’euthanasie) ; une dimension sociale, avec des dispositifs sociaux pour éviter que les individus perdent leur liberté, comme dans le cas des mariages forcés ; une dimension culturelle à savoir le développement dans la société civile d’une culture laïque, d’une hégémonie culturelle qui s’était instituée après 1905. La laïcité portée par l’État impose la liberté aux religions, une liberté qui est celle de tous (elle n’impose pas aux couples de divorcer, aux femmes d’avorter, elle leur offre la possibilité de le faire).
Cependant, cela ne peut fonctionner que si chacun y trouve son compte, si les croyants ne se sentent pas discriminés au nom de leur religion, si les athées, et d’autres, ont droit à l’euthanasie… Il faut chercher un équilibre. À cet égard la pratique des accommodements raisonnables (et j’insiste sur ce second terme) pratiquée au Canada relève de cette culture laïque en donnant une place essentielle à la médiation. Et, pour le moment, le Canada s’en sort mieux que la France.
MH : Dans les idées reçues sur la laïcité, il y a celle d’y voir une exception française. Idée que vous refusez puisqu’à l’occasion du centenaire de la loi de 1905, vous avez été à l’origine avec deux autres de vos collègues, un Mexicain et une Canadienne, d’une déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle, signée par des universitaires de 30 pays, qui a été largement diffusée ? Qu’en est-il actuellement ?
JB : Avant de répondre à cette question, il faut déconstruire le terme de laïcité, difficilement traduisible dans certaines langues. Telle qu’elle s’exprime à travers la loi de 1905, la laïcité suppose une finalité, la liberté de conscience, un principe, l’égalité non discriminatoire, et des moyens : la séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses (le pouvoir a la violence légitime et l’autorité doit convaincre) ainsi que la neutralité arbitrale de la puissance publique. Cette analyse permet de rompre avec un essentialisme qui ferait de la France le pays laïque par excellence, d’autant que, d’un point de vue empirique, la situation est beaucoup plus compliquée qu’on ne le croit.
La France, qui a conservé le régime concordataire de l’Alsace-Loraine, ne respecte pas sur la totalité de son territoire le principe de séparation. Le Royaume-Uni fonctionne sur deux régimes : la séparation pour le pays de Galles et l’Irlande du Nord, la religion établie pour le reste du Royaume. Par ailleurs, l’existence formelle de la séparation ne reflète pas nécessairement l’existence de libertés laïques. La France a longtemps refusé le droit de vote aux femmes, sous couvert de laïcité et a été en retard sur d’autres pays en matière de contraception ou de mariage de personnes de même sexe.
Mais il existe également des pays avec une union dogmatique entre l’État et le religieux comme hier dans l’Espagne de Franco et aujourd’hui, par exemple, en Arabie Saoudite. Dans ce contexte, l’idée de laïcité, telle que nous l’avons définie, peut être comprise partout. Quand nous avons rédigé et traduit en sept langues cette Déclaration universelle sur la laïcité, nous avions lancé une bouteille à la mer et elle est arrivée jusqu’en Chine, ce qui montre bien qu’elle peut faire sens dans des contextes très différents.
Monique Hirschhorn, Professeur émérite de sociologie, Université Paris Descartes – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.