Marielle Debos, Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Depuis le début des années 2000, les technologies d’identification biométrique représentent un marché en pleine expansion en Afrique. Ces technologies, qui ont d’abord été développées par des multinationales du secteur de la défense et de la sécurité, sont régulièrement présentées comme une solution pour limiter les fraudes électorales. La tenue des premières élections « biométriques » au Tchad, les 9 et 10 avril derniers, montre que ces nouvelles technologies, extrêmement coûteuses, suscitent des espoirs mais ne modifient pas radicalement les règles du jeu politique.
Une liste électorale plus fiable
Pour la première fois au Tchad, les 9 et 10 avril, les électeurs et électrices ont voté en présentant des cartes d’électeur établies avec des données biométriques. Cette nouvelle technologie avait suscité de grands espoirs. Les opposants mais aussi les militants syndicaux et associatifs s’étaient massivement engagés pour le recensement biométrique : en 2015, ils avaient ainsi défilé pour la défense de la biométrie électorale lors de la traditionnelle manifestation du 1er mai.
Son introduction avait déjà été préconisée dans l’accord signé en 2007 par le gouvernement et la principale coalition de l’opposition sous l’égide de l’Union européenne. Huit ans plus tard, c’est une société française, Morpho, filiale de Safran, qui remporte un marché de plus de 22 millions d’euros, après qu’un cabinet d’études, lui aussi français, a rédigé la première étude de faisabilité. Un peu plus de 6 millions de cartes ont été fabriquées en France avant d’être acheminées au Tchad.
Le processus a connu son lot de retards, de blocages et de polémiques. Les opposants ont notamment regretté que la biométrie ne soit pas « complète ». D’abord, parce que la distribution des cartes d’électeurs a dû se faire sans identification biométrique. Les cartes, pourtant bien rangées par ordre alphabétique dans leurs boîtes, ont été distribuées dans un grand désordre. Néanmoins, cette distribution s’est révélée – au final – relativement efficace, même s’il n’est pas exclu que certaines cartes n’aient pas trouvé leur propriétaire légitime.
Une biométrie « incomplète », ensuite, car si on a effectivement demandé aux Tchadiens souhaitant s’inscrire sur les listes électorales de présenter leurs empreintes digitales, le vote lui-même s’est fait avec de simples listes d’émargement. Il n’y avait dans les bureaux de vote aucune technologie pour relever à nouveau leurs empreintes.
L’enregistrement biométrique des électeurs a cependant permis la constitution d’une liste électorale plus fiable que les précédentes : chaque électeur ou électrice ne pouvait être inscrit qu’une seule fois. Une rapide comparaison des listes électorales de 2011 et de 2016 permet d’ailleurs de voir que certaines régions considérées comme des fiefs du président sont étrangement moins peuplées que quelques années auparavant…
La puissante machine clientéliste du MPS
Cette technologie ne garantit cependant pas des élections justes et transparentes – quand bien même la biométrie serait « complète » – de l’enregistrement au bureau de vote. Le 22 avril, après près de deux semaines d’attente, les résultats de l’élection présidentielle tombent enfin. Idriss Déby, le président sortant, à la tête du Tchad depuis 26 ans, est sans surprise réélu pour un cinquième mandat, avec 61,56 % des voix au premier tour.
Contrairement à la précédente élection présidentielle, en 2011, qui avait été boycottée par l’opposition, treize candidats – tous des hommes – ont fait campagne dans un climat tendu. Quatre leaders, militants des droits humains et syndicalistes, qui voulaient organiser des manifestations contre la candidature du Président Déby ont été arrêtés et emprisonnés. Ils ont finalement été relâchés après trois semaines marquées par une importante mobilisation – l’Union des Syndicats du Tchad avait lancé un appel à la grève, très suivi – mais ont été condamnés à quatre mois de prison avec sursis.
Face à l’opposition : le parti du président-candidat, le Mouvement Patriotique du Salut (MPS), une puissante machine clientéliste présente dans toutes les régions du pays. Dans les rues de N’Djamena, de grandes affiches annoncent avant le scrutin qu’Idriss Déby ferait « un coup KO » – comprenez qu’il battrait ses opposants dès le premier tour. Dans chaque quartier, de petits abris ou de grandes propriétés ont été transformés en « bureaux de soutien » à Idriss Déby. Sur leurs murs repeints aux couleurs du MPS figure l’emblème du parti – une houe et une kalachnikov croisées auxquelles on a ajouté une flamme – qui rappelle que le président-candidat est arrivé au pouvoir par les armes en chassant Hissène Habré en 1990.
Désordres opportuns
Si le vote s’est déroulé dans le calme, il n’a pas été sans problèmes pour autant. Le vote des militaires, la veille du scrutin des civils, est le plus préoccupant. Des officiers contrôlaient que les hommes de troupe votaient « bien ». Certains militaires ont été arrêtés et ne sont pas réapparus. Leurs familles dénoncent une disparition forcée. Les propos du ministre de la Sécurité qui affirment que ces militaires seraient partis en mission sans prévenir leurs proches ne sont pas de nature à les rassurer.
Le vote des nomades s’est ensuite déroulé dans un grand désordre propice aux fraudes. Le vote des sédentaires a, lui aussi, été problématique : dans certains bureaux de vote, il manquait des bulletins, dans d’autres, des procès verbaux. Enfin, la coupure des SMS et des réseaux sociaux, qui est une façon d’empêcher la diffusion des résultats des dépouillements et de freiner les mobilisations, a alimenté toutes les rumeurs.
Il n’est pas aisé de distinguer des désordres qui relèvent de difficultés logistiques de véritables fraudes. D’autant plus quand la seule mission d’observation internationale est celle de l’Union africaine – organisation dont le président en exercice n’est autre qu’Idriss Déby lui-même… La trentaine d’observateurs déployée dans ce pays immense a relevé des anomalies mais a jugé malgré tout le scrutin « crédible et transparent ».
Une mission d’observation nationale avait été mise en place par une puissante organisation de la société civile… connue pour être proche du parti au pouvoir. Elle avait installé son QG dans l’un des grands hôtels de la capitale. Certaines organisations, bien que dépourvues de financements internationaux, ne semblent pas connaître de problèmes de trésorerie !
Loin des yeux
Le MPS était le seul parti capable d’avoir des délégués dans tous les bureaux de vote. Les partis d’opposition n’étaient pas représentés sur l’étendue du territoire. À N’Djamena, le dépouillement s’est déroulé sous l’œil de militants et de citoyens vigilants. Dans les villes du Sud, ce fut également le cas. Mais une telle organisation est impossible dans des régions où il est coûteux et parfois risqué de s’afficher avec l’opposition ou la « société civile ».
Comment surveiller le vote et les dépouillements s’il n’y a pas de représentants de l’opposition ? Comment contrôler que les urnes ne soient pas bourrées pendant la nuit ? Que les procès verbaux des résultats envoyés dans la capitale pour être compilés sont bien les bons ? Plus difficile encore : comment empêcher, en amont, les autorités locales de faire pression sur les électeurs ? Et surtout comment donner un sens à l’acte même du vote quand le parti hégémonique, issu d’un mouvement armé, gouverne en associant répression et cooptation depuis des années ?
L’introduction de la biométrie électorale n’aura pas seulement été une bonne affaire pour les industriels français. Idriss Déby s’en sort avec une élection (un peu) plus crédible que les précédentes, sans avoir eu à renoncer à ses vieilles recettes pour se maintenir au pouvoir.
Marielle Debos, Associate professor in Political Science, Université Paris Ouest Nanterre, Institute for Social sciences of Politics (ISP), Université Paris Ouest Nanterre La Défense
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.