Stéphane François, École pratique des hautes études (EPHE)
Trente personnes – militants associatifs LGBTI, défenseurs du droit d’asile, féministes, artistes, chercheurs – auraient été « fichées » en Bretagne par un site d’extrême droite qui révélaient leurs noms et adresses. Ce lundi 9 avril, le responsable de la publication du site a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Rennes pour « incitation à la haine, diffamation, injures publiques et provocation à la commission de crimes et de délits » selon le quotidien Le Télégramme.
L’extrême droite reviendrait-elle en force en France ? Récemment plusieurs étudiants occupant leurs universités pour protester contre les réformes dans l’enseignement supérieur ont été violemment attaqués – le dernier épisode datant de samedi soir à Tolbiac, à Paris – par des individus armés, soupçonnés d’appartenir à des groupuscules d’extrême droite.
Ces modes opératoires sont loin d’être nouveaux. Cependant, les actions de dissémination, diffusion des interventions violentes ont désormais des canaux médiatiques propres et diffus, comme pour l’attaque de Tolbiac, immédiatement relayée par le média LDC-News ((Ligne de Conduite)) présent sur les lieux et qui se qualifie d’« agence de presse indépendante ».
Des canaux médiatiques propres
Cette présence sur Internet de sites d’« information », de réseaux sociaux dédiés à la diffusion de l’idéologie de l’extrême droite radicale – et de ses actions – est un phénomène qui remonte au début des années 2000 mais qui a été peu étudié, en dehors de l’excellent ouvrage Fachosphère ou comment l’extrême droite remporta la bataille du net des journalistes Dominique Albertini et David Doucet paru il y a deux ans chez Flammarion.
Cette forme de militantisme est nécessaire pour de petites formations qui ne comprennent que quelques centaines de militants : le web permet une démultiplication du militantisme. La faiblesse numérique est ainsi remplacée par un sur-activisme virtuel qui permet également à tout ceux qui refusent le jeu électoral de s’insérer dans un véritable combat culturel initié à l’extrême droite par la Nouvelle Droite dans les années 1970.
L’évolution, les recompositions pourrions-nous même dire, des droites radicales européennes nous poussent aujourd’hui à réfléchir à une nouvelle approche de ces milieux qui usent de différentes stratégies pour diffuser leurs idées dans des contextes sociologiquement éloignés des leurs, comme la théorie du « grand remplacement », c’est-à-dire l’idée d’une substitution ethnique des populations européennes (comprendre les populations « blanches ») par des populations extra-européennes.
Banalisation des thèmes utilisés et confusionnisme
Ainsi certains thèmes d’extrême droite (remigration, racisme antimusulman, l’immigration vue comme une colonisation, etc.) sont désormais banalisés dans le cadre d’une « guerre culturelle ».
Cette dernière est menée à travers des outils porteurs : le combat culturel, l’usage des rumeurs et de la théorie du complot, la réinformation et l’usage stratégique du confusionnisme. Ces deux dernières catégories relèvent de ce que l’on appelait par le passé de la « propagande », mêlant savamment mélange de faux et de vrai et surtout de thèmes d’extrême droite édulcorée fusionnant avec des références apolitiques ou de gauche/extrême gauche, comme Antonio Gramsci ou comme Pier Paolo Pasolini. Ce confusionnisme est particulièrement flagrant en ce qui concerne l’écologie.
Il s’agit donc également d’analyser cet usage par l’extrême droite de la « bataille des idées », abandonnée semble-t-il par une gauche à bout de souffle et surtout à bout d’idées mobilisatrices.
De la désinformation…
Une étude approfondie montre que ces usages relèvent de la désinformation. Celle-ci peut être définie comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux.
L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse. Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci.
On peut distinguer six éléments caractérisant la désinformation : la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information.
La désinformation a été fréquemment utilisée durant la Guerre froide, dans le cadre de la guerre « antisubversive », théorisée et mise en pratique par les milieux anticommunistes, nationalistes, ou se battant contre l’indépendance des pays colonisés de l’après–Seconde Guerre mondiale, afin de donner une image, soit négative, soit positive, d’une idéologie, d’un régime ou d’un État.
On pense ainsi aux images négatives de l’URSS et du communisme diffusées en Europe de l’ouest et aux États-Unis.
… à la « ré-information »
De nos jours, la pratique de désinformation provient principalement d’« agences de presse » issues de groupes extrémistes de droite, cherchant à se présenter comme neutres, tel Novopress du Bloc identitaire qui se décrit comme « arme de réinformation ».
L’objectif actuel fait par l’extrême droite est de diffuser des informations réelles, mais tronquées ou manipulées, dans un sens favorable aux idéaux de ces groupuscules, voire de les faire passer comme provenant d’une source amie ou neutre, afin :
- d’imposer un point de vue ;
- d’influencer une opinion ;
- d’affaiblir un ennemi.
Ces sites de désinformation se présentent également par un jeu de permutation comme des sites alternatifs, de « ré-information », la désinformation étant selon eux le fait des médias « officiels ».
Ainsi, Jean‑Yves Le Gallou, énarque et membre fondateur du Club de l’Horloge, est l’un des théoriciens de la « réinformation ».
Issu de la Nouvelle Droite, il fut le théoricien de la « préférence nationale » au milieu des années 1980 pour le Front national. Délaissant le combat politique, il se réoriente vers le combat culturel et la « réinformation ». En 2003, il crée la Fondation Polémia, active sur Internet, dans le but de combattre le « politiquement correct » des médias « traditionnels ».
Tous les ans, la fondation décerne des « Bobards d’or », destiné à mettre en avant les supposés mensonges des médias dominants (sur l’extrême droite, l’immigration, etc.. En 2012, il lance, avec Claude Chollet, l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (OJIM), qui surveille les journalistes des grands médias et rédige des fiches biographiques les concernant.
Enfin, en 2014, pour diffuser les thèses de l’extrême droite, en particulier identitaires, il crée TV Libertés, une chaîne de télévision sur Internet. Il est aussi le cofondateur, en 2014 toujours, de l’Institut Illiade, qui promeut la pensée de l’historien d’extrême droite Dominique Venner sur la continuité ethnique de la population européenne depuis la Préhistoire.
« Gramscisme numérique »
La principale stratégie de communication des groupes ou sites que j’ai étudiés peut être définie par ce que j’appelle une forme de « gramscisme numérique ».
Celle-ci, comme son nom l’indique, s’inspire des thèses du théoricien politique italien Antonio Gramsci, appliquées à l’univers numérique. Il s’agit d’édulcorer et de banaliser les thèses de l’extrême droite sur Internet afin de les rendre acceptables auprès de l’opinion publique.
Elle a aussi pour objectif de faire connaître ces partis, groupes ou sites auprès de cette opinion, ainsi que de lui donner une façade de légitimité, d’échanger une image négative contre une « bonne image » de marque, respectable.
Via un activisme tous azimuts sur la Toile, les militants imposent une hégémonie culturelle, c’est-à-dire rendent leurs thèses acceptables auprès de la majorité. Cette tentative d’hégémonie est en passe d’être réussie, et d’imposer à l’opinion publique ses thématiques et ses prises de position.
Intéractivité et convivialité
Ainsi le Bloc identitaire (devenu Les Identitaires en juillet 2016), fondé en 2002, au moment où Internet prend son essor et se démocratise en France mise tout sur le cybermilitantisme.
Cet intérêt pour les nouvelles technologies, et façons de communiquer est lié à la personnalité de leur leader, Fabrice Robert. Celui-ci travaille dans le milieu de la communication informatique (il est notamment le fondateur de l’agence de presse Novopress) et sera pour beaucoup dans l’adoption de cette stratégie numérique.
L’originalité de cette stratégie repose sur l’utilisation d’outils et d’interfaces mettant à contribution les internautes en terme de propositions de contenus, de partage de connaissances et d’actions : au-delà de la réactivité que permet l’utilisation d’Internet pour un tel mouvement et de l’interactivité propre à ce média, c’est dans l’intercréativité de chacun (militants, sympathisants, visiteurs) que Les Identitaires tirent leur épingle du jeu en multipliant les espaces d’information, de mobilisation, de débat, et de conversation, qui s’agrègent entre eux, comme l’a montré l’excellent numéro 35 de la revue Réseaux.
Enfin, ces espaces numériques ont un statut parfois ambigu : mi-politique, mi-page personnelle, ni espace privé, ni espace public. Cette ambiguité contribue à confondre les lecteurs. Comme le montre ainsi un article du Monde consacré aux trolls d’extrême droite sur Internet, il est d’autant plus important de savoir reconnaître et distinguer les différentes plateformes liées de près ou de loin à l’extrême droite et à ses idéologues.
Stéphane François, Politiste, historien des idées, chercheur associé, École pratique des hautes études (EPHE)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.