Jean-Pierre Husson, Université de Lorraine
Chargées de mystère et de magie, les vieilles forêts nous évoquent une multitude d’images, réelles ou fantasmées : les récits médiévaux associent les vies des saints à un environnement forestier horrible, sombre, peuplé de loups, d’ours et de monstres. Les dessins des contes de nos enfances, comme les illustrations de Gustave Doré sur les contes de Charles Perrault, montrent des paysages forestiers parfois édulcorés, souvent franchement inquiétants. Et César désignait par « Gaule chevelue » le territoire allant des Pyrénées au Rhin, couvert de forêts.
Si pour le sylviculteur, la vie des arbres prend fin avec la récolte, qui rétribue les efforts entrepris sur un temps souvent long – 180 ans dans le cas des chênes – le cas des forêts anciennes est très différent. Ces lieux où il est interdit de récolter le bois sont situés au-delà du temps qui associe régénération et coupe, et échappent ainsi à une logique comptable de production : leur utilité réside ailleurs.
Xylophages, gobe-mouches à collier et recyclage
Écosystème vivant, dynamique, la forêt obéit à trois fonctions : produire des bois et des fibres, accueillir la faune tout en étant territoire de chasse, et conserver du potentiel de biodiversité. Elle sert d’habitat pour une myriade d’espèces inféodées qui y trouvent refuge. Il s’y livre une lutte sans merci, entre des dominants, des dominés et des espèces en attente de croissance.
On dit d’une forêt qu’elle vieillit lorsque l’arbre commence à arrêter de grossir, autour d’un seuil de 700 à 800 m3/ha. S’enclenche alors un processus de déclin : les bois deviennent sénescents – ils s’altèrent –, les couverts s’appauvrissent, se voûtent, perdent leur vitalité. Les troncs sont progressivement envahis de champignons qui finissent par détruire les fibres puis recycler les arbres effondrés.
Les pics percent des trous dans les troncs et d’autres oiseaux (comme la sitelle torchepot ou le gobe-mouche à collier) s’y installent alors. Les cavités sont recherchées par toute une faune, parmi laquelle les abeilles sauvages, les frelons, les guêpes et certaines chouettes. D’autres espèces, comme le muguet, les colonies de fourmis ou encore le Grand coq des bruyères, apprécient également les vieilles forêts claires.
Ces formations boisées à l’aspect quelque peu hirsute recyclent lentement : l’épais manteau de branches mortes se décompose et est transformé par les xylophages, insectes qui digèrent le bois, eux-mêmes situés au départ d’une chaîne alimentaire nouvelle. S’ensuit la formation d’un humus épais et noir qui recouvre le sol, étape ultime de la vie des arbres. Peu de forêts atteignent ce stade d’âge avancé.
Forêts sur le retour, pas toujours si anciennes
En France métropolitaine, la surface de ces forêts demeure modeste, et la plupart se situe hors métropole, en Guyane. Dans des pays où les transformations du paysage liées à l’action de l’homme furent moins fortes que chez nous, par exemple en Europe de l’Est, cette définition ne se retrouve pas. Il y existe des cœurs forestiers très anciens, comme la célèbre forêt polonaise de Bialowieza qui abrite le bison d’Europe et l’herbe qu’il pâture, « Zubrowka ».
Les mieux protégées sont classées « réserves biologiques intégrales », il est donc interdit d’y récolter du bois : celle du Grand Ventron sur le versant alsacien des Vosges, par exemple, ou le massif de Chizé-Aulnay en Nouvelle Aquitaine.
Mais ces forêts en déclin ne sont pas forcément si anciennes. Dans nos pays de vieilles civilisations agraires, l’immobilité n’est pas de mise depuis la révolution agraire du néolithique ; forêts et défrichements ont évolué à l’inverse l’un de l’autre. Ainsi le vaste massif de Haye, en Meurthe-et-Moselle, était cultivé à la fin de l’Antiquité.
Retenons plutôt l’idée de forêts « sur le retour », inexploitées depuis plus d’un siècle, et ajoutons les îlots de vieillissement : sur certaines parcelles des forêts exploitées, les arbres ne sont volontairement pas récoltés pour produire du bois mort. Un seuil de 40 m3/ha de bois mort est nécessaire pour rétablir un cycle naturel des bois, fournir les conditions suffisantes à la présence d’une gamme étoffée de xylophages. Conserver des vieilles forêts relève d’une approche patrimoniale. Il s’agit de créer un trait d’union entre les bois du passé, l’actuel et le futur.
Mémoire des sols, enjeu écologique et scientifique
Peuplements atypiques, les vieilles forêts témoignent de dynamiques spatiales de plusieurs siècles que l’on peut désormais suivre grâce à l’usage de systèmes d’informations géographiques : elles représentaient ainsi 6,4 M ha. en 1827, contre 15 M ha actuellement en France métropolitaine.
On identifie ces évolutions en superposant les surfaces forestières actuelles avec celles de la carte d’État Major (1818-1866) et les cadastres dits napoléoniens mis en ligne : on peut ainsi remonter le temps jusqu’à la carte de Cassini, première carte précise établie à l’échelon du Royaume à partir de 1744. Cette démarche invitant à remonter le temps est essentielle pour aborder la mémoire des sols et analyser les différentiels de fertilité enregistrés sur le temps long, pour évaluer la situation des écosystèmes forestiers. Mieux connaître les caractéristiques de ces forêts et leurs évolutions dans le temps aide à envisager les scénarios d’avenir des forêts et à optimiser leur gestion.
La prudence invite à conserver et augmenter les surfaces de vieilles forêts pour faire cohabiter diverses architectures étagées des bois, ce qui est gage d’équilibre pour lutter contre les attaques subies par les bois. Cette couverture forestière ancienne offre une biodiversité et des habitats uniques.
Toutes ces données font des vieilles forêts une sorte de laboratoire du vivant très original, éclairé sur le déroulé du temps très long, à intégrer dans une approche patrimoniale des bois. Ces lieux d’études éclairent le fonctionnement systémique global des bois et participent à nos analyses des variations climatiques.
Jean-Pierre Husson, Professeur de géographie, président de l’Académie de Stanislas, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.