Erragragui Elias, Kedge Business School; Abdel-Maoula Chaar, ESA Business School et Bernard PARANQUE, Kedge Business School
Cinq banques marocaines ont annoncé début janvier avoir reçu un agrément pour proposer des produits financiers conformes à l’éthique islamique.
Ces banques, qui se décrivent comme « participatives » se tournent en réalité vers le marché en fort développement de la finance islamique, notamment en Afrique. Ce secteur en pleine croissance est plébiscité par de nombreux experts et économistes comme une réponse possible aux inégalités mondiales et une autre façon de concevoir la finance.
Le développement du monde contemporain est rythmé par des crises périodiques qui alternent des temps d’arrêts économiques aux effets souvent dramatiques et des reprises d’activité accrues. Ce cycle perdure depuis la moitié du XIXe siècle en dépit de la transformation radicale des économies et de l’effet d’apprentissage des états qui, confrontés de façon récurrente à ce type de situation, devraient être à même d’y mettre un terme. Mais, le peuvent-ils vraiment ? Certains considèrent que ces crises font parties intégrantes du système qui accompagne l’expansion sans fin du système et la marchandisation progressive de toutes les sphères de la société.
La quête d’une finance éthique
Assez paradoxalement, l’histoire du capitalisme s’est en effet aussi accompagnée très tôt d’une réflexion centrée sur la responsabilité sociale des entreprises et sur l’éthique des affaires.
Au XXIe siècle, de nombreuses propositions de finance plus éthique, solidaire et socialement responsable existent et se développent. La finance islamique pourrait être l’une d’entre elles si on la comprenait de manière « laïque ».
La finance islamique est définie le plus souvent par ses interdits, notamment la prohibition de l’intérêt, des secteurs « illicites » et de certains instruments spéculatifs. Cette définition est pourtant assez réductrice. En effet, comme dans la plupart des spiritualités, cet interdit fait partie d’un ensemble de règles, de normes et de valeurs ayant pour objectif ultime le salut des Êtres.
En islam, l’articulation entre ce niveau métaphysique et les activités séculières se fait sur la base du principe de régence qui fait de l’Homme le seul responsable de la préservation de la terre et de ses richesses.
Ce principe de régence débouche, au niveau pratique, sur un cadre normatif prenant en compte l’intérêt de toutes les parties prenantes en donnant à l’homme une responsabilité autant individuelle que collective. La finance islamique dans son acception moderne est extrêmement jeune. Elle a émergé dans les années soixante de façon pratiquement simultanée en Égypte avec la banque locale Mit Ghamr et en Malaisie avec le premier fond d’épargne dédié au pèlerinage.
Il ne lui a donc fallu qu’un peu plus d’un demi-siècle pour franchir la barre symbolique du trillion de dollars. La comparaison réalisée par le Fonds monétaire international des performances post-crise (2008) de ce marché niche est encore plus intéressante. D’après cette étude parue en 2010, Alors que le secteur conventionnel enregistre une croissance de 4 % pour l’année 2009, moins 1 % pour 2010 et 6 % pour 2011 celui de la finance islamique croît respectivement de 9 %, 10 % et 22 % durant la même période. En 2016, les institutions financières islamiques contrôlaient des actifs d’une valeur dépassant les 1,6 trillion de dollars.
Cette somme, a priori considérable, ne représente qu’une fraction minime de la valeur totale des actifs financiers mondiaux. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de voir la finance islamique susciter l’attention des plus grands opérateurs financiers. Dès 2005, HSBC, BNP Paribas et d’autres grandes banques ont ouvert des filiales utilisant des produits de financement islamique.
ISR et finance islamique : deux approches inspirées du fait religieux
La résurgence contemporaine de la finance islamique – après une première émergence à l’époque médiévale– à l’échelle mondiale peut interpeller l’investissement socialement responsable (ISR) dans ses fondements éthiques originels et ainsi contribuer à trouver dans ce « dialogue des cultures » les inspirations qui permettront de palier les dérives d’un système financier défaillant.
Cependant, le manque de lisibilité des critères éthiques utilisés par les investisseurs souligne la complexité de la prise en compte de la question éthique dans le choix financier. Regardons pas exemple la façon dont les investisseurs éthiques ont traité le cas de la multinationale Chevron.
En 2013, un rapport de l’ONG Human Rights Watch condamnait le « nettoyage ethnique » mené par une frange de la population birmane contre sa minorité musulmane, les Rohingyas. Ce rapport dénonçait les violations massives des droits de l’homme perpétrées par le gouvernement militaire Birman au cours de la dernière décennie. Chevron, comme d’autres multinationales de l’industrie pétrolière), ont fait l’objet de poursuites juridiques pour leurs implications dans ces crimes d’État. En réponse à ces violations, certains gestionnaires de fonds et fournisseurs d’indices, les Dow Jones Sustainability Indexes socialement responsables ont choisi d’exclure le groupe Chevron de leur univers d’investissement.
Paradoxalement, Chevron est présent dans la plupart des indices islamiques américains, alors même que les gestionnaires de ces indices assurent conformer leurs portefeuilles avec l’éthique islamique. Le cas Chevron illustre la limite d’une approche par l’« exclusion », consistant uniquement à discriminer les activités dites « illicites » (tabac, pornographie, alcool, etc…) face à une approche plus « inclusive », c’est à dire axée sur les impacts sociaux de ces entreprises auprès des populations locales.
Traditionnellement on fait remonter les racines de l’investissement socialement responsable (ISR) au XVIIᵉ siècle. À l’époque, les Quakers installés en Amérique du Nord refusaient tout financement d’entreprises dites du « péché » au sens biblique : production d’alcool, de tabac, d’armes, de jeux d’argent, ainsi que le commerce d’esclaves.
Par la suite, la montée des considérations sociales, environnementales et de gouvernance de la part des investisseurs individuels et institutionnels va permettre à l’ISR d’élargir son champ d’objectifs au-delà de la seule satisfaction de convictions théologiques.
La répétition des crises sociales et écologiques dans les années 80 et la récurrence des scandales financiers des années 2000 (Worldcom, Enron, Parmalat…) a fait émerger une nouvelle génération de fonds ISR soucieux de prendre en compte l’impact environnemental, social et les bonnes pratiques de gouvernance des sociétés.
Cependant l’ISR pèche par sa tendance à ne prendre en compte les enjeux sociétaux qu’au regard de la performance financière sous-jacente au processus d’investissement, à n’en faire que des enjeux contingents, au détriment d’une approche plus profonde visant les pratiques financières à l’origine de ces « travers » telle que la profusion des instruments ultra-spéculatifs (Margin Trading, Produits Dérivés, LBO, Titrisation multiple, etc…) alors même que ces derniers sont strictement régulés dans le cas de l’investissement islamique.
Malgré leur proximité philosophique et conceptuelle, aucune tentative sérieuse n’a été faite pour identifier les éventuelles complémentarités de ces deux déclinaisons de la finance éthique. Un bénéfice pourrait émerger de la convergence de ces éthiques plutôt que leur opposition. La finance islamique serait ainsi assimilée à une finance « préventive » et l’ISR à une finance « curative ».
Une étude, menée auprès des professionnels de la finance islamique, a révélé que 98,8 % des répondants pensaient qu’agir d’une manière socialement responsable créerait de la valeur pour les institutions financières islamiques. L’enquête conclut que ces institutions
« pourraient apprendre davantage des pratiques positives d’engagement des fonds ISR par lesquelles ils encouragent les entreprises à être plus à l’écoute des attentes de la société ».
Ecouter Karl Polanyi
Tout cela nous incite à sortir du paradigme imposé dès les années 70, consistant à nous faire croire que les seuls acteurs légitimes pour décider de notre développement, sont les actionnaires, plus exactement les marchés financiers animés par le couple manager/actionnaire. Mais dénoncer un paradigme ne suffit pas, il faut pouvoir en construire un autre. Ses prémisses sont à rechercher dans une conception plus normative de la finance.
Le premier mouvement consiste à entendre l’appel de Karl Polanyi à réencastrer l’économique dans le social – c’est-à-dire à remettre l’économique au service du social et de ses exigences morales, en précisant qu’il faut commencer par réencastrer la finance dans l’économie. Cela implique de :
- proposer de nouveaux principes constitutifs d’un tel réencastrement, ce qui pose la question du rôle du système bancaire et de sa régulation ;
- d’interpeller les droits de propriété liés à cette exigence, en particulier dans ses relations de pouvoir avec les autres parties prenantes.
Le second mouvement implique de construire un nouveau cadre moral englobant, permettant de (re)définir le vivre ensemble. Ce cadre moral, qui renvoie à l’ambition des Lumières, nécessite de réfléchir aux conditions permissives offrant à chacun la possibilité d’y inscrire ses actions. L’exemple de la finance islamique devrait nous inspirer des outils fondés sur le bien commun, bien qu’ils soient tombés en désuétude dans nos pays alors même qu’ils ont été partagés pendant des siècles par les religions monothéistes. Il s’agit donc de réfléchir à partir des fondements moraux et éthiques de ces religions, non pour faire de la théologie mais mettre en avant la possibilité de rendre opérationnel un cadre philosophique organisant l’action collective responsable.
Ce pont entre l’ISR et l’islam via Polanyi peut sembler audacieux aux yeux de certains. Nul doute cependant que la loi islamique (Charia) ne considère l’économique que comme une partie d’un tout. En effet, sa fonction première est d’assurer tout à la fois la préservation de la vie (Nafs), de la religion (Din), de la raison (Akl), de la progéniture (Nasl) et de la propriété (Mal). Quelles pourraient être alors les conditions opérationnelles d’un réencastrement « laïc » de la finance qui s’inspirerait de cet héritage partagé pour financer, par exemple, la transition énergétique ?
Les références et réflexions présentées dans cet article sont développées dans « La Finance Autrement ? Réflexions critiques et perspectives de la finance moderne », 2015, Presses Universitaires du Septentrion.
Erragragui Elias, Enseignant en Finance éthique, Kedge Business School; Abdel-Maoula Chaar, Research Centre manager, ESA Business School et Bernard PARANQUE, Economiste, Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.