Le confinement a créé un choc qui a été la source de nombreuses injustices dans l’entreprise : la possibilité de se confiner a été inégale, chacun n’a pas eu accès au même niveau de sécurité, le droit à la parole dans la prise de décision a souvent été remis en cause et beaucoup de situations ont diminué le respect qu’on a habituellement pour les salariés et leur travail.
La confiance ne sera retrouvée après le déconfinement que si ces sentiments sont corrigés. Comment les managers peuvent-ils procéder ? Une voie efficace consiste à mettre en œuvre un management juste s’appuyant sur la reconnaissance des différents types d’injustices identifiés par la recherche.
Injustices distributives
Nadou* est affectée à un nouveau bureau précédemment occupé par une personne qui a été arrêtée parce qu’elle avait le Covid-19. Elle demande une désinfection. On lui répond que cela fait plusieurs jours que la personne malade n’est pas retournée dans son bureau et donc qu’il n’y a plus de risque.
Le lendemain, elle apprend qu’on a désinfecté le bureau de son responsable parce que le conjoint de son assistante a eu le virus. Elle s’interroge. Y a-t-il deux poids deux mesures ?
Charles fait partie d’un service dont l’activité a été jugée stratégique, ce qui implique qu’il doit venir travailler tous les jours au bureau. Le siège est pratiquement désert. Il envie ses collègues des autres services qui sont en télétravail.
Il se rend compte aussi que les directeurs travaillent à distance, quelles que soient leurs responsabilités. Il se demande pourquoi certains méritent plus que d’autres d’être protégés alors que leur activité ne semble pas le justifier.
Ces deux cas illustrent la notion d’injustice distributive qui est ressentie lorsque les personnes jugent qu’on n’a pas distribué les tâches, rémunérations ou devoirs selon les droits et les mérites légitimes de chacun. La sécurité devrait être accessible à tous selon un critère d’égalité et le télétravail accordé en fonction des nécessités de l’activité plutôt que du statut.
Injustices procédurales
Naziha est responsable de formation. Dès le début du confinement, elle a construit des plans alternatifs pour que l’ensemble des formations en cours continuent à être assurées à distance. Le comité de direction a annoncé que les deux priorités étaient la poursuite du business et la santé des personnes.
Pendant plusieurs semaines, il n’a pas su prendre de décision concernant ses propositions. Toutes les formations ont été mises à l’arrêt et elle n’a pas de visibilité pour le proche avenir.
Jérémy est un chargé de projet très engagé dans une entreprise qui depuis plusieurs années a développé une culture de l’empowerment (ou autonomisation) : il a un pouvoir étendu d’initiatives dans sa zone de délégation. On lui donne les moyens dont il a besoin et il rend compte après coup de la réalisation de ses objectifs.
Le confinement a entraîné une centralisation brutale des décisions. Tout à coup, tout ce qui concerne l’organisation du travail de Jérémy a été décidé selon un mode hiérarchique sans écoute de ses besoins. Et comme la situation pandémique et les décisions des autorités évoluaient très vite, il a eu à subir beaucoup d’ordres et de contrordres. Depuis, il a un peu levé le pied.
Ces deux événements ont produit ce que l’on appelle des sentiments d’injustice procédurale. C’est-à-dire que les procédures de prise de décision ont été considérées injustes. C’est le cas en particulier lorsqu’elles manquent de stabilité ou qu’elles ne prennent pas en compte les avis des personnes concernées. Ces types de sentiments sont moins visibles, mais souvent aussi plus forts que les injustices distributives.
Injustices interactionnelles
Paolo est responsable d’une agence bancaire. La moitié seulement de son équipe est au travail. L’agence n’est ouverte que sur rendez-vous, mais les dossiers des clients continuent à être traités par téléphone, par mail et en conférence à distance, ce qui représente une activité importante. Lors d’une réunion avec son supérieur, celui-ci s’est montré impatient.
Il a laissé entendre que puisque l’agence est fermée au public, l’équipe de Paolo ne fait pas grand-chose. C’est sans doute pour cela qu’il lui a annoncé qu’il est grand temps de remettre la pression commerciale et notamment de proposer des diagnostics assurance aux clients en contact.
Paolo répercute cette demande auprès de ses collaborateurs qui le vivent mal. Ils estiment qu’ils travaillent dans des conditions encore difficiles, qu’il faut respecter leur effort et prendre soin d’eux avant de leur en demander plus.
Géraldine a été nommée directrice adjointe quelques semaines avant le début du confinement. À partir de ce jour, son directeur a géré toute l’activité du service à distance en direct sans faire appel à elle.
Elle sent bien que le courant n’est pas bien passé avec lui et que cela a empiré ces derniers temps. Mais elle vit très mal d’être mise à l’écart sans aucune information, ni justification. Elle en a parlé à son responsable. Celui-ci lui a juste répondu que dans les circonstances actuelles, c’est à elle de définir le contenu de son poste.
Ces deux derniers incidents sont à la source de ce que l’on appelle des sentiments d’injustice interactionnelle. Ce sont les plus puissants parmi les types d’injustices. Ils sont ressentis par les salariés lorsqu’ils ne sont pas traités avec respect, empathie et s’ils ne reçoivent pas l’information et les explications nécessaires concernant les décisions qui ont un impact sur eux.
Dans la période actuelle de crise, de nombreux managers ont ainsi plus de mal à maîtriser leur stress et peuvent avoir tendance à se comporter de façon interactionnellement injuste. Cela sera ressenti en général plus douloureusement encore que les injustices procédurales.
Des conséquences souvent invisibles
L’injustice au travail produit des conséquences étonnantes et peu connues. La plupart du temps on a l’impression qu’il ne se passe rien. Il est en effet très rare qu’un salarié qui se sent injustement traité montre sa colère, élève la voix et demande réparation.
Ces réactions ne se produisent en effet que lorsque la victime sent qu’elle peut avoir du pouvoir sur les événements. Or, un salarié est dans une relation de subordination, donc vulnérable vis-à-vis de son manager. Ses réactions à l’injustice sont plutôt du domaine de l’invisible. L’injustice crée une perte de confiance qui produit à son tour deux types de comportements.
Comment réagiront Nadou et Charles ? Naziha et Jérémy ? L’équipe de Paolo et Géraldine ? Les trois types d’injustice ont été présentés dans un ordre qui est considéré comme croissant en termes de gravité des sentiments ressentis.
En cas d’injustice distributive (ressentie par Nadou et Charles) et de légère injustice procédurale comme ce qu’a vécu Naziha, les études ont montré que les salariés continueront à respecter les attendus de leur fiche de poste.
En revanche, ils diminueront ce que l’on appelle les « comportements extrarôle », c’est-à-dire tout ce qu’ils faisaient en plus pour faire tourner l’entreprise, comme prendre un message au téléphone alors qu’il est l’heure d’aller déjeuner ou aider un nouveau venu à s’intégrer, malgré un travail important.
L’absence de ces comportements ne se remarquera pas. Elle n’en aura pas moins un impact négatif notable sur la performance.
Si l’injustice procédurale est plus forte (ce qu’a vécu Jérémy) ou si elle est interactionnelle (ce qui a été ressenti par l’équipe de Paolo et par Géraldine), les salariés s’engagent le plus souvent dans des comportements que l’on a appelés de « représailles organisationnelles ». Cela peut aller de retards ou d’allongements des durées de pause à des sabotages ou des vols sur la ligne de production, en passant par des négligences dans la réalisation de tâches comme le rangement de l’atelier ou le traitement des réclamations.
Reconnaître et corriger les injustices
Pour éviter à la fois les désengagements et les comportements antagonistes, il est nécessaire de refonder la confiance en remettant de la justice dans l’entreprise. Bien sûr, retrouver la confiance en étant juste prend plus de temps de que de la perdre en étant injuste, mais cela vaut tout de même la peine de parcourir le chemin dans l’autre sens.
Que faire alors avec le retour progressif de l’ensemble des salariés à leur poste de travail physique ?
D’abord il convient de corriger concrètement les injustices distributives, procédurales et interactionnelles qui ont été vécues. Les écarts en matière de distribution de rémunérations, de droits et de devoirs doivent être fondés sur des différences légitimes liées à la performance ou aux nécessités de l’activité.
Les processus de prise de décision vont retrouver leur stabilité et on doit remettre en leur cœur le droit à la parole des personnes concernées. Enfin, la situation devenant plus stable et les managers retrouvant leur maîtrise d’eux-mêmes, chacun doit pouvoir retrouver au travail le respect, la dignité et l’information qui lui sont dus.
Mais il y a plus. Il est important que les responsables reconnaissent les injustices qui ont été ressenties par les salariés et qu’ils assument la responsabilité des événements qui les ont produites. S’ils le font de façon ouverte, l’échange et le partage permettront aux managers de Nadou et Charles, Naziha et Jérémy, de l’équipe de Paolo et de Géraldine de renouer le contact avec eux.
Souvent, on préfère que les sentiments d’injustice restent enfermés dans les cœurs des salariés. Il s’agit au contraire de les déconfiner en les acceptant et en les écoutant, en même temps qu’on accueillera à nouveau les corps et les esprits dans les bureaux.
*Les prénoms ont été changés
Thierry Nadisic, Professeur Associé en Comportement Organisationnel, EM Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.