Lisa Jeanson, Université de Lorraine
Récemment, comme des centaines de milliers d’automobilistes français cet été, je me suis faite flashée sur une route secondaire. Amputée d’un point et de quelques dizaines d’euros, j’ai pris une résolution : respecter strictement les limitations de vitesse. Après tout, avec un limiteur et un régulateur de vitesse, la tâche ne devrait pas être si difficile, ai-je pensé. Sans compter que mon attitude raisonnable me permettrait de gagner 13 mètres en cas de freinage !
Cependant, dès le premier trajet je constate que 80 km/h c’est lent, très lent. Si lent que j’ai largement le temps d’observer mes congénères… je suis alors frappée d’une réalité aussi terrifiante que criante : au moins trois conducteurs sur quatre qui croisaient ma route étaient plus attentifs à leur téléphone qu’à leur conduite. Une fois la phase de critique presque « réflexe » passée à juger ces « mauvais conducteurs inconscients », j’ai commencé à analyser la situation avec un tout autre regard, avec celui d’une spécialiste de la charge mentale.
La charge mentale, quèsaco ?
Face au nombre incalculable d’informations à traiter dans notre environnement, notre cerveau fait le tri : il sélectionne les informations pertinentes et inhibe celles qui sont inutiles. C’est ainsi que certaines activités complexes comme la résolution d’un problème mathématique, l’écriture d’un roman ou encore la lecture d’un article scientifique dans une langue étrangère mobilisent beaucoup notre attention. D’autres en revanche, comme parler, marcher, respirer, sont tellement ancrées dans notre quotidien que l’on n’y pense même plus. Elles sont automatisées.
Les psychologues Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller appellent ainsi « charge cognitive » le niveau de ressources mobilisées pour la réalisation d’une tâche.
À la gestion purement mécanique des ressources attentionnelles s’ajoute une dimension psychique. En effet en fonction du niveau de stress de l’individu, de sa motivation, et son état émotionnel, il ressentira plus ou moins la contrainte imposée par les informations à traiter.
Enfin la pression exercée par la montre joue également un rôle non négligeable dans la perception des sollicitations mentales.
Pour résumé, la « charge mentale » comporte trois aspects : la dimension cognitive, donc le nombre d’information à traiter, la dimension psychique donc la façon dont on perçoit ces informations, et la pression temporelle
Ces dernières années, les scientifiques et non scientifiques se sont beaucoup penchés sur les effets de la charge mentale sur la performance et la santé des individus.
La charge mentale chez les femmes, les cadres… et les pilotes !
La charge mentale des femmes a récemment été un sujet particulièrement traité notamment par les chroniques pointant du doigt l’épuisement de ces superwomen « épuisées de devoir penser à tout ».
Quant à la charge mentale des managers elle a fait l’objet de nombreuses publications scientifiques et actions de prévention. Ce que l’on sait moins en revanche, c’est que les études de la charge mentale hors laboratoire ont en réalité débuté dans le monde des transports.
C’est le psychologue néerlandais Kalsbeek qui, dès 1969, était l’un des premiers à vouloir mesurer la charge mentale des pilotes durant les vols. Il s’agissait alors d’optimiser le poste de conduite et la communication avec les contrôleurs aériens afin de réduire le risque d’accidents. Aux prémices des recherches sur la charge mentale, on cherchait donc à réduire les contraintes imposées aux opérateurs en leur fournissant des systèmes d’aide au pilotage et à la prise de décision, le plus connu étant le pilote automatique. Aujourd’hui, il s’agit davantage d’aider les pilotes et contrôleurs à maintenir un certain niveau de vigilance afin qu’ils puissent réagir en cas de problème et ce n’est pas une mince affaire !
Mais alors, me diriez-vous, quel est le rapport avec le passage au 80km/h ?
Le cerveau s’ennuie…
En réalité, le poste de conduite automobile a subi les mêmes mutations que le poste de pilotage, avec quelques années de retard. Aujourd’hui, dans n’importe quel véhicule de moins de cinq ans, on retrouve un régulateurs, un limiteur de vitesse, des aides au stationnement et autres systèmes sensés rendre la conduite plus « facile », « confortable » et moins « fatigante ». Ces « aides à la conduite » transforment nos tableaux de bord, certes, mais pas seulement !
Elles participent également à réduire de façon drastique la charge mentale des conducteurs. Des recherches mettent d’ailleurs en garde les conducteurs contre l’ennui au volant, expliquant que « les conducteurs passent 30 % de leur temps au volant centrés sur autre chose que la conduite de la voiture ».
Ajoutez à cela une baisse de la vitesse forcée sur des routes monotones qui contraint à l’utilisation du régulateur de vitesse et le conducteur a presque l’impression de faire de la figuration derrière son volant. Seulement voilà : dans la conduite comme dans la vie, on le sait aujourd’hui, l’idéal n’est pas un niveau de charge mentale minimum mais un niveau de charge mentale optimum.
… et commet des fautes
En d’autres termes, à charge mentale trop basse, le cerveau s’ennuie et ses performances baissent immanquablement. Dans une étude réalisée en 2006 de l’Institut de Recherche sur les transports Virginia Tech à Blacksburg, durant laquelle 1000 voitures ont été équipées de capteurs, des chercheurs ont trouvé que 78 % des accidents et 65 % des quasi-collisions avaient lieu à cause d’un manque d’attention des conducteurs…
Or que fait-on aujourd’hui lorsqu’on s’ennuie, dans la file d’une caisse de supermarché, lorsqu’on arrive en avance à un rendez-vous, ou encore dans la salle d’attente de notre médecin ? Et bien on sort tout naturellement notre meilleur allié contre l’embêtement cérébral : le téléphone portable.
Que l’on se comprenne, loin de moi l’idée de faire une apologie de l’utilisation du téléphone en conduisant, ni même de trouver des excuses aux « irresponsables », je me contente simplement d’analyser les possibles effets du passage au 80 km/h sur la charge mentale des conducteurs.
D’ailleurs, risques d’accident et d’amendes obligent, certains choisiront d’autres occupations pour leur esprit telles que la divagation, la musique, la rédaction mentale d’un plan détaillé pour un article sur la charge mentale au volant, etc.
Quoi qu’il en soit, le fait est que nous ne supportons pas l’ennui ! Preuves en sont les innombrables activités que nous mettons en place pour combler à tout prix les « vides » éventuels que nous expérimentons au quotidien : la télévision, les réseaux sociaux, les mini jeux addictifs, et, pour les plus classiques, les livres…
Or au volant, ces distractions et les défauts d’inattention peuvent avoir des conséquences dramatiques puisqu’ils risquent de multiplier par 2 ou 4 notre temps de réaction !
Bien entendu, les conducteurs français n’ont pas attendu le passage au 80km/h pour pianoter sur leurs téléphones portables au volant mais rouler étant une activité « surapprise », réduire sa vitesse habituelle de 10km/h demande une période d’adaptation. Quelles que soient les stratégies choisies (utilisation du limiteur ou régulateur de vitesse, « passer le temps », etc.), cette adaptation aura forcément un impact sur l’attention mobilisée et sur l’ennui ressenti au volant.
Je me demande donc… Ces 13 mètres gagnés avec un passage de 90 à 80km/h en valent-ils vraiment le coup ?
Lisa Jeanson, Doctorante en érgonomie cognitive, groupe PSA/laboratoire PErSEUs, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.