Fabien Allait, Université de Lorraine
La Caisse d’Épargne célèbre son bicentenaire. Cette longévité démontre la résilience de la banque au sein de la République française. À cette occasion, la firme à l’écureuil a mis les petits plats dans les grands pour rappeler au monde son histoire fondamentale, sociale, d’intérêt général. À en croire le récit du jeune comédien chargé de distiller l’histoire du salariat au spectateur, la Caisse d’Épargne aurait même œuvré au progrès social des masses. Pourtant, la réalité semble plus complexe et moins radieuse que la fiction orchestrée sur 90 secondes.
Une entreprise économique et morale
Le film multiplie les cartes postales – de la manufacture du XIXe siècle à la start-up du numérique – pour appréhender la confiance de l’épargnant. On pourrait vite croire au récit. En effet, ces cartes postales ne viennent pas de nulle part, elles ne flottent pas dans une sorte d’apesanteur sociale. Elles sont, au contraire, bien ancrées dans l’imaginaire collectif. Qui, lui, a été forgé dans la tête de chaque citoyen dès l’enseignement secondaire. Il faut donc mêler histoire sociale et esprit critique pour percevoir la faille.
Les mœurs ouvrières ont toujours été délégitimées pour asseoir la pertinence des institutions du capital. La Caisse d’Épargne n’a pas changé les cigales en fourmis. Les prolétaires et les employés d’aujourd’hui ont-ils besoin d’un tel encadrement, basé uniquement sur la réussite marchande ?
La France de 1818 est peuplée d’indigents. Les grands penseurs – d’obédience libérale comme Alexis de Tocqueville ou d’obédience socialiste comme Robert Owen – s’accordent sur la question sociale et dépeignent des pays occidentaux où la misère est de mise pour le prolétariat naissant. On compte environ 1 200 000 ouvriers industriels dont la moitié seulement à temps plein. Ce sont eux qui incarne le paupérisme visible du XIXᵉ siècle, bien plus que la misère des travailleurs à domicile, qui subissent quant à eux le sweating-system, pour désigner la sueur provoquée par des tâches passées inaperçues dans l’espace domestique.
Les caisses d’épargne devaient donc s’adresser aux ouvriers des usines. Ce fut un échec de catégorisation, puisque les relevés des années 1830 et 1840 font état d’une épargne française formée par une population hétérogène, notamment issue de la bourgeoisie. La lutte contre la pauvreté ne s’est pas avéré être un idéal atteint par l’épargne. Si la pauvreté a reculé au cours du XIXe siècle et surtout durant le XXe siècle, les travailleurs l’ont obtenu par l’édification de l’État social, non par les entreprises privées.
Contrôler les mœurs ouvrières
Le film n’hésite pas à investir le terrain moral pour confirmer la générosité et les qualités visionnaires des créateurs de la Caisse d’Épargne. Face à des ouvriers montrant des penchants pour les vices de l’alcool et du jeu, la rigueur bancaire aurait pacifié les rapports sociaux, émancipé le prolétariat. L’épargne aurait permis de lutter contre la pauvreté d’une part, tout en établissant les critères du « bon ouvrier » d’autre part.
Le contrôle des mœurs ouvrières a toujours été un enjeu du capital. Au XXe siècle, il marquera sa présence dans les inspections ouvrières crées par Ford pour veiller sur la vie quotidienne de ses ouvriers, en échange d’un salaire supérieur aux concurrents, via le fameux « 5 dollars a day ». Toute entrave au règlement était alors sanctionnée, pouvant aller jusqu’à un licenciement, véritable mort sociale. Aujourd’hui, les individus sont toujours suspects de leur vie privée et sont scrutés jusqu’au plus profond de leur intime par les données collectées auprès de leurs objets connectés, des réseaux sociaux… Et les entreprises justifient ces méthodes par la nécessité de veiller sur leurs salariés, en dehors des temps travaillés.
Des banques indispensables ?
L’objet de cette publicité est de favoriser la foi en les banques en général, et en celle de l’Écureuil en particulier. Leur réputation entachée par la crise des subprimes survenue il y a à peine dix ans, les banques apparaissent dans l’imaginaire collectif comme déconnectées de l’économie réelle. En donnant l’illusion de participer à la révolution numérique comme elle a participé à la révolution industrielle autrefois, la Caisse d’Épargne souhaite incarner une image singulière, profondément en lien avec les besoins du monde de l’emploi.
Pourtant, non seulement le monde des start-up n’est pas forcément enviable pour ses conditions de travail, mais qui plus est il ne se développe pas grâce au crédit bancaire. En effet, l’économie du numérique ne correspond pas aux critères de financement très étroits et rigides des banques. Elle développe plutôt des partenariats particuliers avec des fonds spéculatifs, comme les sociétés de capital-risque. Ceci explique que les start-up sont souvent vues comme des fusées ayant autant de chances de toucher la Lune que de finir en feu avant de sortir de l’atmosphère.
Là encore, si des réponses doivent être apportées pour réguler et protéger les travailleurs de ces secteurs d’emplois, ce ne sont pas les banques qui font ce travail mais les collectifs de travailleurs ou d’usagers.
L’État social à la rescousse
Dans la construction de leur vie, les ménages, exerçant sous des statuts de plus en plus précaires, sont là encore privés du soutien bancaire. Mathilde Ramadier, aux multiples expériences professionnelles dans des start-up, illustre combien il est difficile d’avoir accès à un crédit à la consommation ou un soutien pour un projet immobilier auprès d’une banque quand on est freelance ou en CDD.
De nombreuses aides issues de l’État social parviennent à combler ce vide laissé par les instruments financiers du capitalisme. C’est notamment le cas des assurances sociales mutualisant les contributions des travailleurs pour assurer un système de santé, de prévention et de vieillesse correspondant aux attentes de chaque cohorte. Comme le soulignait l’illustre sociologue Robert Castel, à propos de la construction d’un système de protection sociale obligatoire :
« Un travailleur ne prend pas une assurance pour être solidaire des autres cotisants, mais il l’est. »
Notre système de protection sociale est parfois peu compris, mais pourtant hautement subversif face à l’individualisation des rapports sociaux engendrée par le néolibéralisme. Dans un système d’épargne, en tout cas, une chose est sûre : l’individu est dépendant de bon vouloir de l’institution bancaire. Et la réalité est souvent éloignée des publicités.
Fabien Allait, Doctorant en sociologie du travail – plateformes et ubérisation, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.