Jean-Louis Rastoin, Montpellier SupAgro
Avec un quart d’agriculteurs vivant sous le seuil de pauvreté et une production d’aliments qui génère de multiples pollutions et des émissions de gaz à effet de serre, la France est également confrontée à la précarité alimentaire (4 millions de personnes aidées) et à l’obésité (15 % des adultes).
Notre pays se distingue aussi par son niveau élevé d’utilisation de pesticides et par d’importants gaspillages et pertes dans les filières alimentaires.
Ouverts par le premier ministre le 20 juillet 2017, les États généraux de l’alimentation (EGA) ont été clôturés le 21 décembre dernier ; ils avaient pour objectif d’aborder ces problématiques et de promouvoir une alimentation « durable » ; c’est-à-dire disponible en quantité suffisante, de qualité conforme aux critères nutritionnels, gustatifs et culturels, produite de façon équitable et dans le respect de l’environnement.
Issu de ces États généraux, un projet de loi a été présenté fin janvier et sera discuté à l’Assemblée au printemps. De nombreuses voix ont fait part de leur scepticisme à la lecture du texte.
Des contradictions évidentes
Après un chassé-croisé entre le ministre de la Transition écologique et celui de l’Agriculture, ce dernier récupérera in extremis le dossier. Dix autres ministères étaient convoqués, mais se sont impliqués de manière très inégale.
L’organisation des EGA en 14 ateliers et la désignation de leurs président·e·s sont révélatrices d’une démarche hiérarchisée qui donne la priorité aux thèmes relatifs au marché. On relève également un souci de contrôle des conclusions, contrastant avec les exigences d’un exercice de démocratie participative.
Deux dispositifs ont été mis en place. Le premier rassemblait une cinquantaine de participants sur deux journées pour chaque atelier et des rencontres organisées en région. Le second dispositif a pris la forme d’une consultation publique avec un site Internet dédié. Du 20 juillet au 13 novembre 2017, cette plateforme aura été visitée par 156 037 personnes. 18 327 ont participé à la consultation à travers 2 855 votes et une présence sur les réseaux sociaux.
Des problèmes d’articulation entre cette consultation et les travaux des ateliers sont clairement apparus : biais de représentativité dans les différentes enceintes, relativement faible participation à la consultation publique et difficultés d’organisation. Ce qui n’a pas empêché l’abondance des propositions écrites lors de la clôture des travaux des EGA.
Si le diagnostic de « crise » n’apparaît pas dans le communiqué de presse final des EGA, son acceptation implicite a permis de déboucher sur des objectifs et des propositions pertinents. Ils ont cependant pris l’allure d’un catalogue à la Prévert qui demande à être revu pour en dégager une cohérence.
Les agriculteurs en première ligne
Le premier objectif des EGA – « relancer la création de valeur et en assurer l’équitable répartition pour permettre aux agriculteurs de vivre dignement de leur travail par le paiement de prix justes » – pointe deux problèmes.
Le premier résulte de la quasi-stagnation des ventes de produits agricoles et agroalimentaires en France et de l’érosion des parts de marché agricole et agroalimentaire de la France à l’international. Le second problème concerne la lente mais inexorable dégradation de la part du prix final revenant à l’agriculteur dans la chaîne alimentaire.
Des 9 actions proposées par les EGA pour tenter de corriger cette situation, 2 concernent le redéploiement international et 7 l’amélioration du revenu des agriculteurs.
Sur la relance des marchés, il est proposé la création d’une marque « France » et une meilleure coordination des campagnes de promotion. C’est mettre la charrue avant les bœufs, une communication efficace nécessitant au préalable la définition d’un positionnement stratégique dont on ne voit ici nulle trace.
Sur la coopération internationale, pas de vision globale, mais une position originale apportant son appui à l’agroécologie et au commerce équitable.
Sur le thème du partage équilibré de la valeur entre acteurs du système alimentaire, les EGA préconisent la construction, dans le cadre des interprofessions réunissant agriculteurs, transformateurs et distributeurs, de « plans de filière ». Ces plans proposeront un dispositif de « contractualisation » des relations commerciales entre acteurs, des standards de qualité des produits, des modalités d’information des consommateurs. Ils chiffreront les investissements nécessaires à la réalisation des actions prévues.
Une ordonnance limitant les pratiques promotionnelles du commerce alimentaire de détail est explicitement mentionnée par les EGA. C’est une demande forte des agriculteurs et des industriels qui considèrent que la grande distribution les contraint trop souvent à vendre à « prix coutant », voire « à perte » leurs produits.
La question de l’amélioration des revenus des agriculteurs par la diversification des activités, beaucoup plus porteuse à moyen terme que la « contractualisation » est abordée à travers des plans d’action pour la bioéconomie et l’économie circulaire. Le développement de services en milieu rural, tel que l’écotourisme qui dispose d’un gros marché potentiel, n’est lui pas mentionné.
Changer la façon de produire les aliments
Le 2e objectif des EGA propose d’« accompagner la transformation des modèles de production pour mieux répondre aux attentes des consommateurs ».
La première action est relative à un nouveau plan « ambition bio » à l’horizon 2020 et aux signes officiels de qualité et d’origine. Ces labels seront encouragés à inclure des critères environnementaux.
La seconde action porte sur la transition écologique de l’agriculture, avec l’élimination progressive des pesticides de synthèse (dont le glyphosate) et l’encadrement des perturbateurs endocriniens. Plus de 600 substances chimiques utilisées par l’agriculture et l’industrie seraient susceptibles de provoquer des troubles hormonaux selon les ministères de l’Agriculture et de la Transition écologique. On suspecte également pour certains nanomatériaux (argent, silice, titane) des effets pathologiques.
Ces mesures vont dans le sens souhaité par les consommateurs et citoyens. On peut néanmoins regretter qu’elles ne concernent que l’agriculture, sans impliquer l’industrie agroalimentaire et la logistique.
La 3e action concerne l’augmentation de la part de l’approvisionnement local dans la restauration collective. La 4e action est relative au bien-être animal, avec un renforcement des sanctions contre la maltraitance et la mise en place d’un réseau d’abattoirs de proximité. C’est la seule référence dans les EGA à la question pourtant préoccupante de la dimension des unités industrielles et de leur impact humain, territorial et environnemental.
La qualité alimentaire pour tous
Le 3e objectif des EGA – « promouvoir des choix de consommation privilégiant une alimentation saine, sûre et durable, accessible à tous » – constitue à l’évidence le principal moteur de la transition alimentaire en cours.
C’est le préalable sur lequel les évolutions attendues du système alimentaire agroindustriel doivent se référer. Cet aspect est abordé de façon marginale dans les EGA. Cet objectif préconise 7 actions, dont 3 portent sur un renforcement des normes et des contrôles des aliments afin de réduire les risques toxicologiques.
3 actions concernent l’explicitation du lien entre santé et alimentation à travers l’éducation et l’information nutritionnelle (étiquetage NutriScore). Enfin, une action est relative au gaspillage alimentaire et à l’encouragement au don des excédents alimentaires.
On relèvera l’absence d’une demande souvent exprimée par la société civile : un comportement éthique dans un monde où « l’optimisation » fiscale, les manipulations marketing, les fraudes technologiques et l’opacité informationnelle sont encore trop souvent utilisées par certains acteurs.
L’affaire en cours des produits infantiles de l’entreprise Lactalis contaminés par des salmonelles témoigne des ravages provoqués par un management discutable, tant sur les consommateurs, les marchés en France et à l’exportation, et toute la filière, qu’au sein de l’entreprise et sur ses lieux d’implantation.
À noter que les objectifs des EGA ont fait l’objet d’une « charte d’engagement ». Elle a été signée par l’ensemble des grandes organisations professionnelles et des groupes de la grande distribution (seules entreprises signataires), à l’exception des associations de consommateurs. Les signataires marquent de facto une adhésion à une transition vers une alimentation durable. Cependant, les actions ne sont pas mentionnées dans la charte et on peut en conséquence s’interroger sur l’intensité de l’engagement.
Une alimentation durable après les EGA ?
L’ambition était grande, mais les résistances au changement le sont aussi. À ce stade où l’encre des premières conclusions n’est pas tout à fait sèche, on peut faire plusieurs constatations.
La première est celle d’un mouvement brownien – une agitation frénétique et désordonnée – entre de nombreux participants, mouvement canalisé par une organisation très hiérarchisée. L’avantage en est le foisonnement des propositions, l’inconvénient le filtre d’une grille de lecture pré-établie et l’absence d’approche globale.
Il y a ainsi un hiatus entre l’objet des EGA, l’alimentation, par essence holiste et l’hypertrophie du secteur agricole dans les débats et conclusions. Non pas que l’agriculture n’ait pas un rôle important dans le système alimentaire. La question fondamentale de la sécurité alimentaire et nutritionnelle appelle une vision stratégique et des réponses de la part de toutes les composantes du système.
La seconde constatation est celle d’une relative exhaustivité des thèmes abordés lors des EGA, de l’agrofourniture au consommateur en passant par l’agriculture, la transformation et la commercialisation des aliments. Cependant, si les thèmes sont listés, les acteurs qui les portent n’apparaissent pas de façon équilibrée. On note une large présence des grandes organisations professionnelles et des grandes firmes de l’agroalimentaire et de la distribution. Par contre, la représentation du monde associatif citoyen, de la communauté scientifique et des petites structures économiques (TPE et PME) est faible.
Parmi les mesures annoncées, les 24 « plans de filières » – déposés en décembre 2017 par les organisations professionnelles – sont les plus opérationnels. Ils impliquent des contrats entre acteurs, avec des évolutions annoncées dans la réglementation de la concurrence.
Cependant, ce volet est obéré par ses zones d’ombre : par exemple, il est muet sur la nécessaire évolution de la politique agricole commune (PAC). De plus, il n’est pas équilibré, comme il aurait été souhaitable, par des dispositifs inter-filières et territoriaux de même envergure : l’alimentation, pour être durable, doit être diversifiée et ancrée dans la proximité.
La troisième constatation est celle d’un manque de précision dans les ressources matérielles et humaines qui seront affectées aux différentes actions annoncées.
Le projet de loi issu des EGA et présenté le 31 janvier dernier au conseil des ministres s’intitule « Pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable ».
Le titre est révélateur du contenu : 17 articles, dont 10 – contraignants, mais seront-ils efficaces ? – consacrés aux rapports entre fournisseurs-distributeurs dans les filières. 5 autres articles – ponctuels et flous – sont relatifs aux « mesures en faveur d’une alimentation saine et durable ».
Un tel projet de loi, centré sur les problèmes de régulation des prix dans les filières, n’est que très partiellement conforme à l’enjeu, à l’esprit, et aux attentes citoyennes de ce qu’auraient pu être de véritables États généraux de l’alimentation. Il reste à espérer que les débats parlementaires permettront d’améliorer la copie. « La politique consiste en un effort tenace et énergique de tarauder des planches de bois dur », disait Max Weber !
Jean-Louis Rastoin, Professeur honoraire en économie et gestion des entreprises, Montpellier SupAgro
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.