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Facebook veut le bonheur, et l’argent du bonheur

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Le Web affectif : une économie numérique des émotions.
Alloing C., Pierre J/INA Editions, CC BY-SA

Camille Alloing, Université de Poitiers et Julien Pierre, Audencia Business School

Le 1er novembre, l’entreprise Facebook a publié les résultats trimestriels de son activité économique. Comme chaque trimestre, un nouveau record est battu : 10 milliards de chiffre d’affaires en un seul trimestre ; rien qu’en publicité !

Ce genre de publication s’adresse principalement aux investisseurs, il s’accompagne d’ailleurs d’un temps d’échange entre le directoire de l’entreprise et les représentants de grands établissements financiers.

Le but est de rassurer les actionnaires, avec moult précautions d’usage. Et de présenter les axes de rentabilité pour les périodes à venir. Ainsi, les dirigeants de Facebook doivent faire face aux problèmes de manipulation par des acteurs étrangers, et annoncent des investissements conséquents en ce sens. Puis répètent la feuille de route déjà engagée et amorcée pour les années à venir : élargir la base client (avec des projets comme Internet.org ou Aquila), offrir des expériences enrichies par la vidéo ou la réalité virtuelle et proposer des publicités mieux ciblées (par le recours à des intelligences artificielles).

En fait la stratégie première de Facebook et sa réaction aux « fake news » vont dans le même sens : il s’agit de cadrer la manière dont les publications peuvent affecter les usagers, et par ricochet les résultats économiques.

Dans « Le Web affectif : une économie numérique des émotions », l’ouvrage que nous venons de publier chez INA Editions, nous parlons à ce sujet de stratégie affective, décomposée en cinq strates de circulation des affects.

Les cinq strates de circulation des affects sur Facebook.
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Nous présentons ici uniquement la strate économique telle qu’elle est déployée par Facebook. Mais tout d’abord…

La minute Spinoza

Qu’est-ce qu’un affect ? C’est ce qui a un effet sur. L’affectivité désigne ainsi la capacité pour une entité d’en affecter une autre, ou d’être affectée par elle. Une entité peut être un individu, les messages qu’il a produits, un agent au sein d’une organisation (comme le community manager d’une marque), ou un objet technique (comme le smartphone).

Un sourire peut nous affecter, quelques notes de musique, une pensée, un objet dans lequel on a investi des souvenirs, et dans lequel son concepteur – artiste ou designer – a engagé de l’affectivité. L’affect produit, et est le produit, des émotions.

Si un affect transforme notre état émotionnel, il peut aussi transformer nos certitudes, voire nos connaissances. Et in fine nos actions. Mais pour qu’un phénomène produise un effet, il doit circuler. C’est cette circulation des affects qui va nous intéresser en tant que chercheurs en sciences de l’information et de la communication : non seulement nous nous attachons à analyser cette circulation – et les stratégies affectives qui la permettent, mais nous cherchons également à en souligner les enjeux.

Car en effet celui qui a la possibilité d’affecter les autres détient sur eux un véritable pouvoir. Plus encore celui qui permet la circulation des affects : dans le cas qui nous intéresse, Facebook.

Le philosophe Baruch Spinoza prend cette anecdote pour expliquer en quoi consiste les affects, anecdote reprise ensuite par Gilles Deleuze : le philosophe est dans la rue, en train de marcher, quand il croise Pierre, puis Paul. Pierre lui est désagréable et il le trouve antipathique, tandis que Paul lui est sympathique. Lorsqu’il voit Pierre, il est affecté de tristesse ; lorsqu’il voit Paul, il est affecté de joie. Le comportement qu’il aura avec l’un ne sera pas le même que celui qu’il aura avec l’autre. Son agir (Spinoza parle de « puissance d’agir », ou « force d’exister ») ne sera pas le même et connaîtra des variations. Pierre et Paul font varier la puissance d’agir de Spinoza, ils ont un pouvoir sur lui.

Il n’est pas question de savoir si l’on circule plus ou moins dans la rue à l’époque de Spinoza comme à la nôtre, mais une chose est sûre : on circule énormément sur le web aujourd’hui. Or les piétons que nous croisons – dans une rue nommée Newsfeed – arrivent dans un ordre défini par des algorithmes. Selon une série d’équations complètement opaques, mais dont l’objectif est de faire varier au maximum notre puissance d’agir. Et tant qu’à faire, puisque c’est le credo du fondateur, nous affecter de joie.

Une stratégie affective ?

Pour faciliter la circulation des affects, l’entreprise Facebook déploie des ressources considérables, à la hauteur de ces recettes.

Répartition des charges par rapport aux revenus.
Données financières publiées par Facebook, agrégées sur un tableau Google Drive

Sur son revenu net d’exploitation trimestrielle (net income, bleu clair) s’élevant à 4 707 millions de dollars :

  • 22,4 % est consacré au marketing (violet) : accompagnement des annonceurs (démarchage, opérations spéciales, formations et e-formation) et consolidation des équipes. Sheryl Sandberg (directrice de l’exploitation) annonce par exemple qu’il y a 6 millions d’annonceurs sur Facebook, principalement des PME, avec une belle croissance en Europe. Ainsi la demande augmente (et va encore plus augmenter : il y a 65 millions d’entreprises sur Facebook), le nombre d’espaces d’affichage augmente (2 milliards d’utilisateurs), la qualité du profil de ces utilisateurs augmente, à hauteur des données affectives qu’ils saisissent. Au final, le prix moyen d’une publicité sur Facebook a augmenté de 33 %, déclare le directeur financier, estimant d’ailleurs que cette croissance va se confirmer.
  • 27,8 % part en moyens généraux (cost of revenue), ventilés entre l’achat de matériels (serveurs), la construction de nouveaux datacenters et l’emploi de certaines ressources humaines spécifiques. Pour modérer les contenus en circulation, l’entreprise va employer 10000 personnes de plus (via des prestataires), qui viendront se rajouter aux 23000 salariés actuels.
  • 39,4 % est investi en recherche et développement (rouge). Ces investissements portent sur du matériel informatique (dédié au machine learning), de la recherche (divers programmes de soutien) et du recrutement de chercheurs.

Prenons l’exemple du développement de Facebook Reactions et voyons comment il se retrouve dans ces chiffres, et cette stratégie. La conception de ces émoticônes repose sur des brevets. Des experts en psychologie sociale ont été interrogés, relayant en interne le paradigme des émotions universelles.

Facebook Reactions.

Cela a ensuite nécessité le recrutement de designers renommés capables de mettre en œuvre des approches empathiques avec des panels d’utilisateurs. Ces panels sont devenus de plus en plus conséquents : d’une poignée d’individus dans les locaux de Menlo Park à des pays entiers avant le déploiement international.

Au final, Facebook achète de l’empathie à travers la compétence des designers qu’elle recrute et des experts qu’elle sollicite. Elle valorise cette compétence dans son activité de développement des produits. L’empathie se retrouve au cœur de sa proposition de valeur : les « Reactions » permettraient en effet de mieux saisir comment les individus sont affectés par une publication. Enfin, la plateforme vend cette empathie aux annonceurs qui, bien avant le lancement officiel, étaient informés par le département marketing du bénéfice de cette nouvelle fonctionnalité. Ces nouvelles métriques aussitôt mises en ligne, les revues et agences de marketing ont aligné leurs stratégies, leurs conseils, leurs tableaux de bord.

Si l’on regarde du côté des données, les « Reactions » sont encodées dans la base de Facebook, et elles apparaissent dans les statistiques de publication et d’engagement. Mais elles ne sont pas exploitées dans le formulaire de sélection des audiences pour les formats publicitaires, et elles n’affectent pas la diffusion des publicités.

Même si ce sont des réactions émotionnelles qui sont modélisées et représentées sous forme d’icône, peu importe l’émotion vécue : l’essentiel pour Facebook est d’inciter les usagers à signaler ce par quoi ils sont affectés, et ce faisant pour la plateforme de chercher à les affecter plus encore.

Attirer les affects, affecter l’attention

Quelques designers, employés par les sites et applications dominants du marché, ont fait état des dérives de leur travail, remettant en question l’emprise de leurs outils sur l’attention de leurs utilisateurs (lire Tristan Harris, Justin Rosenstein).

« Nous avons besoin de nos smartphones, des écrans de notifications et des navigateurs web pour renforcer nos esprits et nos relations interpersonnelles qui mettent en avant nos valeurs, pas nos impulsions ».

Yves Citton, dans un texte particulièrement éclairant sur la question, rappelle que « les voies frayées par les affects tendent à focaliser notre attention vers des objets qui varieront en fonction de la nature de la réaction affective, avec ici encore des effets de renforcements circulaires » entre ressources attentionnelles, charges émotionnelles et puissance d’agir. Il invite ainsi à « re-router nos frayages affectifs ».

L’éthique du design de l’attention, que certains appellent de leurs vœux, est aussi une éthique du design de nos affects : comprendre leur circulation, et les stratégies visant à potentialiser cette circulation des affects, est un enjeu majeur aujourd’hui. Gilles Deleuze s’étonnait ainsi que « les gens qui ont le pouvoir, dans n’importe quel domaine, aient besoin de nous affecter d’une manière triste. Inspirer des passions tristes est nécessaire à l’exercice du pouvoir ». Faut-il s’étonner, se rassurer ou bien s’inquiéter, si dorénavant l’exercice du pouvoir en passe par des passions joyeuses, comme voudrait nous le faire croire Facebook ?

The ConversationCela est-il vrai, d’ailleurs : cette injonction au bonheur, que nul ne saurait refuser, ne risque-t-elle pas de conduire à un syndrome d’épuisement émotionnel ? Auquel cas l’assertion de Gilles Deleuze pourrait bien se confirmer.

Camille Alloing, Associate professor, Université de Poitiers et Julien Pierre, Enseignant-chercheur à Audencia Business School, Audencia Business School

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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