Dominique Macaire, Université de Lorraine
On ne sait pas trop comment parlaient nos ancêtres. Les sons n’ont pas traversé les siècles. Mais l’on sait à peu près comment leur langue a évolué et est arrivée jusqu’à nous. Et ce n’est pas – comme on le croit communément – uniquement par le biais du latin. Le latin a certes été introduit en France par les armées de Jules César entre 58 et 51 av. J.-C.. Astérix, Obélix et leurs amis parlaient des variétés de gaulois, des langues qui se sont progressivement mélangées au latin « vulgaire » ou « rustique », celui du peuple. Nos ancêtres d’alors étaient bilingues.
Diverses variétés du français, mais aussi beaucoup d’autres langues, ont livré leur contribution au vocabulaire contemporain, car toute langue évolue et s’enrichit des autres langues qu’elle rencontre au fil des siècles.
L’émergence d’un nouveau paradigme
Une équipe de chercheurs européens, à l’initiative du très sérieux Dictionnaire Étymologique Roman (DÉRom), a élaboré le paradigme selon lequel la comparaison des mots entre langues romanes permet de reconstruire une partie du vocabulaire, le lexique hérité de la langue ancêtre du français actuel, le protoroman.
En effet, « le DÉRom entend se mettre au service de la reconstruction du protoroman, car la reconstruction du lexique de l’ancêtre commun est la première raison d’être d’un dictionnaire étymologique consacré à une famille linguistique ». Le DÉRom s’inscrit ainsi dans le cadre théorique de la « grammaire comparée-reconstruction ». Ce paradigme « reconstructionniste-comparatiste » a bénéficié d’un vaste mouvement d’adhésion scientifique, mais il a fait l’objet d’une controverse au motif qu’il ne pourrait être « vulgarisable ».
À la chasse au protoroman
À l’université de Lorraine, au laboratoire ATILF (Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française), quelques chercheurs de l’équipe de linguistique historique ont décidé de relever le défi avec deux chercheurs de l’équipe « Didactique des Langues et sociolinguistique ».
Pour eux, « les enjeux de l’expérience visent moins l’acquisition de connaissances sur des langues que l’accès à un ensemble de représentations : le français appartient à la famille des langues romanes, et il est possible de reconstruire l’histoire d’un mot par la comparaison entre les « mots cousins » (ou cognats) de ces différentes langues ».
La question scientifique est alors la suivante : des élèves de 11-15 ans sauront-ils reconstruire le protoroman au moyen de comparaisons entre des cognats issus des langues de la même famille, les langues romanes, alors qu’ils ne sont pas chercheurs ?
Au collège, les « mots cousins » à l’épreuve
Presque 200 élèves de collège ont testé l’hypothèse de l’équipe DÉRom avec un dispositif expérimental sur deux séances de deux heures, accessible sur le site des professeurs de français weblettresauquel il suffit de s’inscrire pour disposer des fiches de préparation. Le titre de la séquence est « Étymodidac ».
Pour les besoins du test, on s’est appuyé sur la première page du roman Le Petit Prince d’Antoine de Saint Exupéry dans six langues romanes (catalan, espagnol, français, italien, portugais, roumain). Ce livre, au programme du collège, est écrit dans une langue accessible à tous les élèves.
À vous de jouer !
La première activité proposée aux élèves consiste à identifier des mots choisis pour leur origine protoromane : « petit » et « prince » pour le titre sur les pages de garde du roman en six langues, puis « nuit », « grand(es) », « mois », « an(s) », « dormir » et « six », pour la première page du livre.
À titre d’exemple, voici la première phrase du roman Le Petit Prince dans les six langues romanes. Êtes-vous capables de repérer les mots « six » et « ans » ?
Lorsque j’avais six ans j’ai vu, une fois, une magnifique image, dans un livre sur la Forêt Vierge qui s’appelait « Histoires Vécues ».
Odată, pe vremea când aveam eu şase ani, am dat peste o poză minunată, într-o carte despre pădurile virgine, numită « Întâmplări trăite ».
Quan tenia sis anys, vaig veure una vegada un magnífic dibuix en un llibre sobre la Selva Verge que es deia « Histories viscudes ».
Cuando tenía seis años, vi una vez una lámina magnífica en un libro sobre el Bosque Virgen que se llamaba « Historias Vividas ».
Un tempo lontano, quando avevo sei anni, in un libro sulle foreste primordiali, intitolato « Storie vissute della natura », vidi un magnifico disegno.
Certa vez, quando tinha seis anos, vi num livro sôbre a Floresta Virgem, « Histórias Vividas », uma imponente gravura.
Après cette activité de repérage faite en groupe, les élèves découvrent, en les notant dans un tableau, que ces mots qui se ressemblent appartiennent à la famille des « langues romanes ».
Les élèves lisent ensuite la première page du Petit Prince. Ils repèrent les mots qui signifient « grand » et éliminent alors « le mot intrus », « mari » (« grand » en roumain), qu’ils décident de barrer. Pour expliquer cet écart, ils étudient la situation de la Roumanie sur une carte d’Europe, et l’influence probable d’autres familles de langues sur la langue roumaine, ce qui explique que certains mots soient plus éloignés, même au sein de la même famille (les langues romanes).
Il demeure une opposition entre les « mots cousins » « gran » (catalan) et « grande » (italien, espagnol, portugais) dans la suite du texte. Comment savoir lequel est le plus ancien, issu du protoroman ? C’est là que se niche l’enjeu de la vulgarisation du paradigme comparatiste reconstructionniste.
En s’appuyant sur leur expérience des SMS, et sur d’autres exemples de leur quotidien, comme des mots issus du monde musical pour l’italien, les élèves formulent des hypothèses. Ils retiennent « que la seule règle de la mutation historique des mots était leur simplification (ce sur quoi insistait le scénario de l’expérimentation, omettant les autres lois d’évolution), ils font le constat que les langues évoluent dans le temps ». Ainsi, ils en arrivent à reconstruire collectivement des mots en protoroman. L’étymon protoroman est « grande », le tableau donne alors :
« Du coup, c’est plus simple d’apprendre une nouvelle langue en sachant ça ! »
Cette expérimentation a montré que si l’on donne aux élèves l’occasion de se mesurer à de véritables enjeux de savoirs et d’accomplir des tâches concrètes, ils se dotent de compétences (formulation d’hypothèses, essais-erreurs, comparaisons, etc.) et s’investissent tant individuellement que collectivement. En position de chercheur, les élèves renforcent leur sentiment d’estime de soi.
En termes de contenus et de processus d’apprentissage, les élèves-chercheurs ont pris conscience que le français appartient à une famille de langues et qu’il existe des liens de parenté entre ces langues, et que certaines règles régissent l’évolution des langues dans le temps.
La démarche de reconstruction de certains étymons leur a été accessible, et leur permet de s’ouvrir aux langues et à leur histoire. L’un d’eux affirme ainsi : « Je ne connaissais pas le protoroman, c’est chouette ! »
La recherche s’est avérée un bon outil pour enrichir les cours d’étymologie. Elle sollicite l’intérêt des élèves pour la discipline scolaire, le français et l’ouverture à d’autres langues, qu’elles soient ou non présentes dans la classe. Voici donc une idée pour les enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) introduits cette année dans l’enseignement secondaire en France, et en particulier pour la thématique « Langues et cultures de l’Antiquité ».
Le paradigme en étymologie apporté par le DÉRom donne une vision plus juste de l’histoire du français et peut contribuer à un déplacement des représentations sur l’étymologie dans le discours institué. La recherche fondamentale et la recherche impliquée en didactique des langues contribuent toutes deux à l’évolution de l’enseignement en étymologie.
Dominique Macaire, Professeure des universités à l’école supérieure du professorat et de l’éducation, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.