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« Dans ma tête de bipolaire »

François Lejeune, négociant en vin, témoigne de sa bipolarité dans un récit haletant écrit par la journaliste Juliette Lambot. Éditions Eyrolles*. Les bonnes feuilles (chapitre 9) en fin d’article.

« Dans ma tête de bipolaire » (Couverture)

« Je suis le roi du monde ! » C’est ce que j’ai hurlé la semaine dernière, la fenêtre ouverte, devant mes collaborateurs. J’avais encore une fois trop travaillé… et pas assez dormi. Mais aujourd’hui je vais quand même mieux. Je me contente de crier par la fenêtre et de marcher torse nu dans mon bureau. C’est tout. Je n’essaie plus de m’envoler en montant sur le rebord de la fenêtre. Je ne remonte plus les Champs-Elysées à poil sur mon scooter… Je ne finis plus à Sainte-Anne avec les autres…fous ».
Ainsi commence le récit de François. Depuis l’enfance il déborde d’énergie, il n’a aucune limite. L’alcool, la drogue, les filles, il multiplie les expériences de toute sorte, sexuelles d’abord, professionnelles ensuite. Jusqu’à l’excès. Il vit à deux cents à l’heure. Ne s’interdit rien. A 20 ans, il est dans une école hôtelière, à Lausanne. Première crise qui le conduira à l’hôpital psychiatrique. Sa tête explose. Quelque chose s’est brisé, d’irréversible, il l’apprendra plus tard.

Une maladie mentale

Le livre est écrit à la première personne. C’est sa force. François fait partager au lecteur ses terribles souffrances et celles qu’il inflige à son entourage. Car le récit est ponctué de petits commentaires de la maman de François ou de ses amis proches. Ils témoignent de leurs difficultés à comprendre le comportement du jeune homme et donc à l’aider. Ils ne savaient pas quel nom à mettre sur cette maladie mentale autrefois appelée ‘’psychose maniaco-dépressive’’.
François aura la chance de rencontrer un médecin, Elie Hantouche, qui non seulement va diagnostiquer la maladie mais aussi la traiter. Peu à peu, François a la force de se reconstruire.
« Dans ma tête de bipolaire » est un témoignage poignant. Un message d’espoir aussi pour les bipolaires et pour leur entourage.
A lire absolument.

* « Dans ma tête de bipolaire » de François Lejeune et Juliette Lambot aux Éditions Eyrolles. 188 pages. 14,90 €.

Bipolaire? Si tu savais….

L’association Bipolaire ? Si Tu Savais… ( fondée à Nancy en 2015 et présidée par Marie-Paule Pierrel) a pour objectif de sensibiliser le grand public aux troubles psychiques, et notamment aux troubles bipolaires, pour lutter contre les idées reçues et la stigmatisation. En effet, il s’agit d’une véritable maladie, caractérisée par des épisodes de dépression paralysante, ainsi que par des épisodes d’énergie difficile à contrôler, qui amènent les personnes touchées à des comportements irraisonnables, voire dangereux – pour elles essentiellement. Or, ces épisodes sont mal compris par l’entourage, qui y voit souvent un manque de volonté, ou bien un caractère excessif. L’entourage a un rôle primordial d’aide et de soutien aussi une bonne information est très importante. Il faut encourager les personnes souffrant de troubles psychiques à consulter un professionnel de la santé mentale, et à respecter leur traitement.
Une personne sur cinq sera touchée au cours de sa vie par un problème de santé mentale. « Un repérage diagnostique précoce et une prise en charge adaptée permettent d’améliorer le pronostic de la maladie. » (Haute Autorité de Santé, juin 2015). « Il n’y a pas de santé sans santé mentale. » (OMS).

Marie-Paule Pierrel
Présidente de Bipolaire? Si Tu Savais...

Téléphone : 06 15 82 61 22
bipolairesitusavais@gmail.com
L’association nancéienne Bipolaire ? Si tu savais…

 

Nous publions ci-dessous « Les bonnes feuilles », avec l’aimable autorisation des Éditions Eyrolles

Chapitre 9

Septembre 1989. Quand je retourne à Lausanne pour ma deuxième année, je suis fatigué. Bruno n’est plus là. Je loue un appartement avec d’autres étudiants, moins sérieux. Ils fument des pétards, sortent beaucoup et ne sont pas très concernés par leurs études. Je poursuis malgré tout ma deuxième année. Tout le monde m’apprécie, et moi je me sens à l’aise dans cette école. J’ai l’impression de devenir quelqu’un, d’avoir l’étoffe de ceux qui vont appartenir à l’élite de l’hôtellerie de luxe. À moi les palaces, les voyages et le succès. Je commence à m’occuper des tournois de sports et à organiser les stages pour les élèves dans les hôtels. Je gère aussi la distribution des extras. Tous les matins, je reçois les demandes en personnels des hôtels et des restaurants de la ville et je distribue les offres d’emploi aux élèves. Je me sens important et pour l’être encore plus, je me surcharge d’activités. À la fin du mois, de nouvelles filles arrivent, je rencontre une amoureuse, et surtout, des amis de Marseille viennent suivre l’un des cursus proposé par l’école. L’année s’annonce bien.

Premiers symptômes

Mais au bout de quelques semaines, la machine s’enraye… Je commence à avoir du mal à assurer correctement le suivi de mes études, entre les sorties avec mes amis et le rythme de mes nouveaux colocataires au mode de vie débridé. Tout à coup, j’ai cette sensation étrange que je n’ai jamais ressentie auparavant : mon énergie se transforme en agacement. Puis je sens brutalement monter une excitation que je contrôle à peine. Je suis fébrile, j’oublie l’essentiel, je m’inquiète pour des détails et je dors de moins en moins. C’est là que mes premiers symptômes de bipolarité apparaissent clairement. Plus je me surcharge, plus je me sens fort, surpuissant. Je ne veux pas me reposer. Je n’arrive plus à me concentrer. Mes résultats scolaires chutent et je m’effondre un jour de décembre, en plein examen.
Au départ je ne sens rien, mais je me mets à dérailler petit à petit. Je commence à parler à voix haute sans m’en apercevoir. J’ai l’impression que les questions de l’examen ont été écrites pour moi. Cela me transporte dans un tel état de transe émotionnelle que je me mets à pleurer devant toute la classe, qui se demande ce qui m’arrive. Une tension s’empare de mon corps, des pensées prennent le pas sur ma raison. Je suis euphorique et persuadé que ma prof a conçu l’examen pour moi, pour que je réussisse et que je m’exprime. D’ailleurs elle me regarde avec un sourire bienveillant. Je n’ai d’yeux que pour elle. Je suis tellement excité que je n’arrive pas écrire, à répondre aux questions. Je suis sûr que je vais avoir 10 sur 10 et j’éclate en sanglots. Je rentre chez moi envahi par une bouffée d’adrénaline démesurée. Pour la première fois, mes colocataires me trouvent étrange. Je leur claironne que j’ai réussi mon examen, ils me répliquent que je devrais me reposer, aller voir un médecin… Entre mes amis, l’information circule vite. Je vais mal, j’ai des pensées paranoïaques, tout le monde est au courant.

« Une bombe explose dans ma tête »

Le lendemain, je retrouve ma petite amie dans un bistrot. Elle est inquiète. Elle me voit descendre de plus en plus bas, devenir confus. Alors elle me teste. Quand elle me demande de sortir mon trousseau de clés, je ne comprends pas. Je me souviens de ses questions directes et brutales dans ce petit café de Lausanne : « François, à quoi te servent ces clés ? » Tout à coup une bombe explose dans ma tête. Suivie d’un trou noir. « François c’est quoi cette clé ? Elle te sert à quoi cette clé ? Putain répond moi François ! Regarde-moi ! Et cette clé, c’est pour quoi ? Réponds ou j’appelle les flics ! » Devant mon trouble elle insiste et me montre encore chacune de mes clés en me demandant à quoi elles correspondent. Je suis incapable de répondre. Je suis dans le brouillard. J’ai l’impression que quelque chose s’est brisé en moi. Fragilisé par cette confrontation, je m’enfuis du restaurant.
Le lendemain je prends ma voiture et j’entame ma descente aux enfers. Je roule comme un fou sur les petites routes de montagne, je bois, j’enchaîne les sorties en boîte. J’ai l’impression que la télé me parle, que Claude Lelouch me cherche pour faire un film. Il est actuellement en promotion pour Itinéraire d’un enfant gâté et je pense être le héros du film.
Je crois que Claude Lelouch l’a écrit pour moi. C’est mon premier délire paranoïaque. J’ai le vertige, la tête qui tourne. Je suis une star. J’ai l’impression d’être porté par un souffle divin qui me donne des ailes. La maladie fabrique pour moi une énergie démesurée.
Je suis stoppé en plein vol quand un professeur de l’école me donne rendez-vous dans un bar quelques jours plus tard. J’y vais, heureux de partager mon enthousiasme et mon point de vue sur mes études et mon futur succès. Il va sûrement m’annoncer que les professeurs sont stupéfaits par mes résultats à l’examen. Mais je déchante vite. Il m’explique que tout le monde est inquiet. Son air grave me trouble. Je commence à me demander ce qu’il me veut vraiment.

Dans l’ambulance

Certains élèves jaloux ont-ils mené une campagne contre moi ? J’aperçois alors deux hommes au regard insistant et menaçant. Peut-être la famille de ceux qui pensent que j’ai triché pour avoir de bonnes notes. En fait, ils sont infirmiers et m’embarquent manu militari pour la polyclinique de Lausanne.
Dans l’ambulance, un médecin décide de m’interner et appelle un psychiatre pour signer l’hospitalisation. Arrivé à la polyclinique, dans la salle d’attente, la télévision diffuse un match de Yannick Noah. J’ai l’impression d’influencer le cours de l’épreuve sportive, qu’il va gagner grâce à moi, grâce à mon énergie. Mais je redescends vite quand le psychiatre m’annonce qu’il va m’interner dans un asile. Alors j’ai peur. Je repars en ambulance, attaché, pour un hôpital psychiatrique situé à 30 kilomètres de Lausanne. Je suis seul, j’ai 20 ans et je ne suis pas préparé à une telle épreuve.
À l’hôpital ils me proposent une chambre pour deux ou le dortoir. Le type dans la chambre qu’ils me montrent me fait peur, alors je choisis le dortoir. Pour me calmer, ils me donnent un médicament. C’est le premier psychotrope que je prends de ma vie. Le lendemain tout mon corps tremble et tressaute. Je suis ahuri et terriblement angoissé. Je ne comprends pas où je suis. Je reste terré comme un animal au fond de mon lit. C’est la première fois que je finis dans un hôpital psychiatrique. Ce n’est que le début d’une longue série de crises dévastatrices et d’internements. Une longue histoire de solitude. À ce stade, les médecins ne parlent pas de bipolarité, plutôt de surmenage. Ils me prescrivent deux mois d’anxiolytiques… Et ils conseillent à mes parents de rester vigilants. Une telle crise indique sûrement que j’ai un terrain favorable à une maladie mentale.

Quelque chose d’irréversible

L’école a prévenu mes parents qui viennent me chercher au bout de six jours. Inquiets et désemparés, ils me forcent à revenir à l’école pour prendre mes affaires et rencontrer la direction. J’ai honte. Je suis l’attraction des étudiants. Je prends conscience de ma crise et j’ai le vertige, la nausée.
Pour me reposer, mon père me ramène à Paris. Mais trois semaines après, je retourne à Lausanne, seul, pour finir mes examens. Mes parents ne me laissent pas le choix. Par déni ou peut-être pour que je ne me laisse pas aller, pour que je ne plonge pas. Ils ne me lâchent pas.
Le temps des épreuves, je dors dans un motel. Je ne peux pas manger, je tremble, mon cerveau est brouillé et je n’arrive pas à travailler, à me concentrer. La veille de l’examen, seul dans ma chambre, je panique. Mon cerveau tressaute, mes membres se raidissent, j’ai peur à en dégueuler. Depuis mon séjour en hôpital psychiatrique, j’ai des décharges électriques dans la tête. J’ai peur. Je vais quand même à l’école, je passe mes examens, mais plus personne ne me parle. Dans les couloirs, mes anciens copains tournent la tête. Ceux qui me tapaient dans le dos, riaient de mes blagues et de mes débordements n’ont plus un regard pour moi. Ceux qui me suppliaient de leur trouver un extra ou un petit job d’appoint, quand j’étais le roi de l’école, ne me voient plus. Alors je rase les murs, je voudrais me fondre dans le sol, être absorbé par la terre et disparaître. Trois de mes amis seulement me prennent dans leurs bras. Pour les autres, je suis le fou, le dingue, celui qui dérape et qui pleure. La honte. Je vois leurs sourires moqueurs quand je passe, leurs dos qui se tournent. Moi qui me pensais la coqueluche de l’école, je ne suis plus rien.
Les anxiolytiques prescrits ne me sont d’aucun secours pour lutter contre les effets secondaires des puissants neuroleptiques administrés lors de mon hospitalisation. Ils agissent toujours.
J’ai l’impression que mon cerveau tremble encore. J’ai peur d’avoir des séquelles toute ma vie. Le choc est énorme. Et il va durer deux ans. Deux ans de peur et d’abattement. Mais je continue quand même mes études sous la pression de ma famille et je pars en stage en Guadeloupe puis à Saint-Martin.
Je découvre la lumière de ces îles, la puissance de la mer et la douceur de vivre. Le souvenir de cet incroyable voyage sensoriel et émotionnel ne me quittera plus. Toute ma vie, Saint-Martin sera mon refuge, comme une cachette d’enfant.
À la fin du semestre j’obtiens mon diplôme. Et je suis toujours anéanti par cette première crise. Dépressif, c’est ainsi que s’achève ma vie d’étudiant, ma vie d’insouciance. J’ai tellement peur que je ne sais pas si je vais me relever. Après, plus rien ne sera comme avant. Quelque chose se brise avec mon premier internement. Quelque chose d’indicible et d’irréversible. Quelque chose que je ne devine pas encore.

Ma Mère
Après son premier épisode à Lausanne, son père et moi nous nous sommes dit que c’était la fatigue. Je ne me suis pas posée de question, je ne connaissais pas la maladie. Je me suis juste dit « Quel sale gosse ! Il faut qu’il se calme ». Je n’ai pas pensé une minute que cela pourrait recommencer. Parce que les médecins ne nous ont pas dit tout de suite « Votre fils est bipolaire ». Ils ne nous ont rien dit. Nous avons tâtonné longtemps. Le diagnostic de « bipolaire » est tombé bien plus tard.

*Les intertitres sont de la rédaction IDJ

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