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Les aides à la presse peuvent-elles contribuer à promouvoir le journalisme d’intérêt public ?

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Près de 6 milliards d’euros d’argent public sont investis chaque année dans les médias en France, soit près de 90 euros par habitant.
Hadrian/Shutterstock

Gilles Bastin, Université Grenoble Alpes

Le débat sur les fake news a permis de remettre à l’agenda politique depuis quelques mois la question de la qualité de l’information dont dispose le public et donc du type de médias et de journalisme dont une société a besoin. On ne peut que se réjouir de voir disparaître avec ce débat le temps des arguments simplistes consistant à blâmer les médias de manière indifférenciée à tout propos ou à entretenir le mythe selon lequel des amateurs reliés par une application en ligne pourraient un jour remplir le rôle des journalistes. Mais il est aussi nécessaire de prendre la mesure de la crise que traverse aujourd’hui le journalisme d’intérêt public, si essentiel au bon fonctionnement de la démocratie. Comme le déclarait en 2016 Katharine Viner, la rédactrice en chef du Guardian :

« De nombreuses rédactions courent le danger de perdre ce qui importe le plus en matière de journalisme : le dur labeur, précieux, civique, qui consiste, en arpentant les rues, en passant des bases de données au tamis ou en posant des questions dérangeantes, à dévoiler des choses que quelqu’un ne veut pas que vous sachiez. »

La première raison de cette crise est financière. Les plates-formes de partage de contenus entre pairs (comme Facebook ou YouTube) et les moteurs de recherche (comme Google) capturent aujourd’hui l’attention publique et les ressources publicitaires dont bénéficiaient jusque-là les médias traditionnels. Ce sont ces ressources qui ont longtemps permis de financer les longues enquêtes et les reportages de terrain qui ont alimenté la discussion publique sur le fonctionnement de notre société. Leur diminution a conduit toute l’industrie des médias au bord du précipice financier et a sévèrement limité les moyens disponibles pour le journalisme le plus coûteux en temps et en compétences.

La question de l’emploi des journalistes illustre assez bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. Le nombre de journalistes professionnels ne cesse de baisser depuis plusieurs années en France, comme ailleurs dans le monde. Dans le même temps de nombreux médias recourent de plus en plus fréquemment à l’emploi d’amateurs, comme dans la presse locale et régionale en France, à des formes d’emploi non salarié (autoentrepreneuriat, droits d’auteur, etc.), à la multiplication de CDD d’usages, de contrats de piges ou à la sous-traitance de leurs contenus à des entreprises fabriquant à bas prix des articles à faible valeur d’information. Nombreux sont aussi ceux qui sacrifient l’enquête et le reportage au profit de formats moins coûteux comme la publication de dépêches d’agences de presse, de communiqués de presse ou les débats d’éditorialistes assis.

Les plates-formes captent aujourd’hui une partie des ressources publicitaires dont bénéficiaient jusque-là les médias traditionnels.
Cifotart/Shutterstock

Est-il possible de changer les choses ? Dans de nombreux pays, le débat sur le financement des médias au service du pluralisme et de la qualité de l’information a déjà commencé. Des idées nouvelles émergent pour enrayer le déclin du nombre de journalistes, améliorer le contenu des médias d’information et essayer de reconstruire la relation vertueuse entre journalisme d’intérêt public et démocratie.

En Australie, où a été mis en place en 2017 un Public Interest Journalism Committee, au Canada où de nouvelles aides viennent d’être votées pour soutenir le journalisme indépendant, au Royaume-Uni où l’idée de considérer les médias d’intérêt public comme des charities gagne du terrain, au Luxembourg, en Autriche et même aux États-Unis, la question de l’intervention des pouvoirs publics ou de fondations dans les médias revient sur le devant de la scène.

Des aides opaques, injustes et inefficaces

À part quelques remarquables exceptions, on ne trouve malheureusement pas trace de débats aussi importants en France où, pourtant, l’arsenal des aides à la presse est très développé. Le montant annuel total de ces aides est en effet estimé par la Cour des comptes à 1,8 milliard d’euros. Si l’on inclut dans les dépenses de soutien aux médias la contribution de l’État au budget de l’audiovisuel public, comme le font de nombreux pays, ainsi que la contribution à celui de l’Agence France Presse, c’est plus de 4 milliards supplémentaires qu’il convient de prendre en compte. Au total, près de 6 milliards d’euros d’argent public sont donc investis chaque année dans les médias en France soit près de 90 euros par habitant et 0,8 % des dépenses publiques hors sécurité sociale.

Ce système d’aides publiques souffre de nombreux défauts. Le premier est l’opacité créée par le très grand nombre de ces aides auxquelles s’ajoutent régulièrement des mesures discrétionnaires. Le fait qu’elles sont attribuées par le gouvernement participe aussi à créer le sentiment d’une action selon le bon vouloir de l’État. Le travail mené par la Cour des comptes depuis plusieurs années pour évaluer le montant des aides et leurs effets a certes poussé les pouvoirs publics à plus de transparence. Mais la situation reste loin d’être satisfaisante.

Le second défaut de ce système est son caractère inégal. La Cour des comptes a régulièrement signalé l’aléa moral et fiscal introduit par le fait que ces aides ont longtemps profité exclusivement à certains titres en fonction de leur périodicité ou de leur support de publication. Des progrès ont certes été accomplis dans ce domaine, notamment à la suite de la mobilisation des éditeurs de médias en ligne, mais le dispositif des aides reste dans son ensemble orienté massivement vers la presse papier.

L’efficacité des aides est enfin questionnable dans la mesure où elles ne sont pas accompagnées d’exigences particulières des pouvoirs publics à l’égard des bénéficiaires, ni d’un contrôle très poussé sur leur utilisation. Là encore, la lecture du rapport de la Cour des comptes de février 2018 est édifiante. « Les indicateurs, s’étonne la Cour, sont devenus plus globaux et moins susceptibles de permettre d’établir un rapport clair entre les aides et leurs effets ». Dans le langage feutré des comptables publics, on peut difficilement faire critique plus cinglante.

Il est aisé de comprendre les raisons qui poussent la Cour des comptes à critiquer régulièrement ces aides. Tous les signaux alertant sur la possibilité que cette politique publique puisse être dévoyée de ses objectifs en matière de pluralisme et de qualité de l’information sont aujourd’hui au rouge. Les aides à la presse, telles qu’elles sont actuellement conçues, dissuadent l’innovation et la recherche de nouveaux marchés en ligne. Elles produisent une forme de dépendance à l’égard des pouvoirs publics qui n’est en aucun cas souhaitable dans une démocratie. Elles abondent principalement des acteurs en place du marché de l’information, parfois en situation de monopole comme à l’échelle locale. Enfin, elles alimentent les comptes de grands groupes industriels qui sont devenus propriétaires de médias et peuvent être soupçonnés de les utiliser dans un objectif d’optimisation fiscale.

Quelle réforme pour les aides à la presse ?

En l’état actuel, comme le suggère la Cour, la définition restrictive de la presse dite « information politique et générale » qui reçoit une grande part des aides, constitue une barrière à l’entrée pour de nouveaux médias qui, pourtant, participent aussi à la « vie de la cité » dans un sens élargi qui pourrait à l’avenir servir de base pour l’attribution des subventions publiques.

Dans ses rapports, la Cour des comptes critique régulièrement le système actuel des aides à la presse.
Cour des comptes/Flickr, CC BY-SA

Cependant, on peut aussi aller plus loin pour que le système des aides à la presse remplisse vraiment son rôle en matière de défense du pluralisme des médias et de qualité de l’information. Pour ce faire, il semble notamment inéluctable de rompre le lien direct que les aides créent entre l’État et les médias et de conditionner ces aides à l’engagement des rédactions dans les formes de journalisme les plus utiles à la société. Six grandes mesures pourraient contribuer à la réalisation de cet objectif :

  • Limiter au maximum les aides directes à la presse qui sont les plus susceptibles de porter atteinte à l’indépendance des médias. Les aides directes devraient être réservées au service public d’information, aux organisations médiatiques à but non lucratif qui s’engagent à produire de l’information journalistique d’intérêt public et à la diffuser librement, et enfin au financement des activités de recherche et de développement permettant de progresser dans l’invention des nouveaux formats journalistiques sur le web et la diffusion de l’information dans les parties de la population les plus coupées des médias traditionnels.
  • Simplifier le régime des aides indirectes, aujourd’hui trop peu lisible, et en faire le moyen principal d’intervention publique dans le financement des médias. Pour cela l’adoption d’un taux de TVA à 0 % sur l’ensemble des produits des entreprises de presse pratiquant le journalisme d’intérêt public, quel que soit le support, serait un signal fort.
  • Remplacer les aides au portage et à la diffusion de la presse papier par une aide unique à la diffusion fondée sur le critère du nombre d’abonnés du média, qu’il s’agisse d’abonnés papier ou en ligne. Le soutien à la diffusion de la presse papier monopolise une part très importante des aides à la presse, au détriment du soutien au journalisme, comme l’a montré récemment la décision discrétionnaire d’affecter pendant 4 ans la moitié du Fonds stratégique pour le développement de la presse au refinancement des messageries de presse.
  • Conditionner les aides au respect par les entreprises de presse d’engagements chiffrés en matière de journalisme d’intérêt public et d’emploi journalistique. L’obtention des aides à la presse devrait a minima être conditionnée à l’existence d’une équipe rédactionnelle suffisante pour garantir un travail de qualité eu égard à la quantité d’information produite et à la diffusion. Cette équipe devrait être composée majoritairement de journalistes titulaires de la carte de presse employés de façon stable et ayant été formés au journalisme, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
  • Supprimer à terme l’abattement fiscal forfaitaire dont bénéficient les journalistes. Celui-ci protège certes les journalistes les plus précaires mais il permet aussi aux entreprises de maintenir une pression à la baisse sur les salaires et il contribue à alimenter les doutes de l’opinion sur l’indépendance des journalistes à l’égard du pouvoir politique. Les conditions posées plus haut pour l’obtention des aides en termes d’emploi et de rémunération des journalistes permettraient de rendre caduc ce dispositif en garantissant de meilleures conditions d’emploi aux journalistes.
  • Confier enfin à un organisme indépendant l’instruction des dossiers de demande d’aide et les décisions d’attribution afin de couper court au soupçon d’ingérence politique. Cet organisme pourrait à terme devenir un lieu de réflexion sur la question du journalisme d’intérêt public et financer des recherches dans ce domaine qui profiteraient à tous les médias et au public.

Une telle réforme des aides à la presse permettrait de réintroduire de la transparence, de la justice et de l’efficacité dans le financement public des médias. Elle répondrait aussi à une exigence démocratique. Comme l’a montré une étude récente, la capacité d’un média à publier des informations originales est en effet positivement corrélée au nombre de journalistes qu’il emploie. En conditionnant l’obtention des aides à la presse à l’emploi de journalistes qualifiés en nombre suffisant dans chaque rédaction l’État enverrait donc un signal fort aux entreprises de presse et au public sur son implication dans le soutien au journalisme d’intérêt public dont notre société a besoin.The Conversation

Gilles Bastin, Professeur de Sociologie à Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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