Florian Besson, Université de Lorraine
Le web regorge de trésors : notamment cette magnifique carte interactive permettant de voir le prénom masculin et féminin le plus donné à une période.
Le plus frappant est d’observer la grande cohérence dans les vagues de prénoms : on a ainsi des Emma, puis des Léa, puis des Louise ; du côté garçons, on pourrait distinguer une ère des Nicolas, puis des Enzo et, surtout, un temps, des Kévin.
Cette domination nationale d’un prénom pendant deux ou trois ans souligne que le fait de nommer un enfant, s’il relève bien d’un choix individuel – témoins ces quelques Pikachu ou Agamemnon qui se promènent dans la société –, reste étroitement dépendant du contexte et des effets de mode. Il n’en était pas autrement au Moyen Âge.
Un petit stock de noms
L’une des différences fondamentales entre aujourd’hui et la période médiévale tient dans le petit nombre de noms utilisés durant celle-ci. En gros, quatre ou cinq prénoms suffisent pour nommer environ 30-50 % de la population.
Dans ce petit stock onomastique émergent des grands hits. Le plus porté, durant toute la période médiévale, est Jean. Le prestige du saint, qui a baptisé le Christ, explique ce succès. Le prénom offre en outre l’avantage de pouvoir aisément être décliné dans toutes les langues européennes : John, Juan, Ivan, Jan, Yoan, Giovanni… En fonction des époques et des moments, le prénom est porté par 20-25 % de la population masculine, voire même jusqu’à 40 %. Un garçon sur 3 ! Le plus frappant est de voir la permanence de ce prénom : c’est encore le prénom le plus donné en France jusqu’en… 1957 ! Ce qui en fait, probablement, l’un des prénoms les plus portés de l’histoire.
La société médiévale semble ainsi présenter le visage d’une société moins marquée par la diversité : aujourd’hui, même le prénom le plus donné en 2017, Louise, n’a en réalité été donné qu’à 5000 bébés…
Mais en même temps, il ne faudrait pas caricaturer. Si cinq prénoms suffisent à nommer 40 % de la population masculine, les vingt prénoms les plus donnés dans le royaume de Jérusalem n’en nomment que 63 % : en tout, on relève entre 250 et 380 prénoms en circulation. Le système onomastique médiéval concilie donc une très forte concentration et un très fort éparpillement. C’est surtout le cas pour les hommes, l’onomastique féminine étant plus variée : les femmes, en effet, n’ont pas à assurer la continuité de la famille, on les appelle donc comme on veut, d’où cette multiplicité de noms originaux.
Cela dit, celle-ci reste dérisoire par rapport à aujourd’hui. Neuf prénoms sur dix sont désormais portés par moins de 3000 personnes en France, ce qui traduit une recherche de l’originalité qui est complètement opposée aux préoccupations de l’homme médiéval, qui veut avant tout faire partie d’une communauté.
Ces noms viennent le plus souvent d’une histoire familiale. Certaines familles s’en font une spécialité : ainsi des comtes d’Albon qui se nomment tous Guigues pendant cinq générations successives. La continuité du prénom traduit la continuité du lignage et est dès lors mise au service d’un message politique fort, en des temps d’instabilités.
Un prénom va ainsi être lié à une famille, qui en fait un usage quasiment exclusif. Dans les États latins d’Orient, les comtes de Tripoli s’appellent Raymond, les princes d’Antioche Bohémond, les rois de Jérusalem Baudouin : à chaque fois, on prend le prénom du fondateur de l’entité politique. Même dans les milieux sociaux les plus modestes, les médiévaux ont tendance à nommer les enfants d’après un grand-père, un oncle, un parrain. À Florence, en 1463, on croise ainsi un Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea. Le nom se fait conservatoire de la mémoire familiale, sur sept générations, comme peuvent encore l’être aujourd’hui les « ben » ou « ibn » des noms arabes.
Plus encore, les prénoms participent de l’identité de la famille : ils sont réactivés à chaque génération pour mieux mettre en scène la cohérence de ce groupe lignager. D’où la pratique de « l’enfant refait », qui consiste à donner à un enfant le prénom de son frère mort-né ou mort jeune. Il s’agit bien d’affirmer que les individus s’inscrivent dans une continuité qui les dépasse, et la réutilisation du prénom dit la survie du groupe familial.
Nos prénoms à nous ne disent plus ça (ou rarement) : nous ne portons plus les prénoms de nos ancêtres (à part à la limite en deuxième prénom), encore moins ceux de nos frères et sœurs décédé·e·s avant nous. Cette évolution est le symbole d’une société dans laquelle le lien aux générations passées est souvent plus ténu, voire coupé.
Les noms évoluent
Cette domination de quelques noms ne doit pas cacher des évolutions, inscrites dans le long terme. Il y en a deux : la première est le passage des noms germaniques aux noms latins. Quand on étudie le Haut Moyen Âge, les noms nous semblent peu familiers : au hasard, je cite quelques-uns des paysans de Mitry en 864, tels qu’on les connaît grâce à un polyptyque : Gausselmus, Gotilda, Leutfridus, Teodevinus, Teuthardus, Teodeilda, Bernegarius… On ne reconnaît guère de sonorités ! Au contraire, à partir du XIe siècle, ces noms vont céder la place à des noms latins. Évidemment, l’espace germanique résiste mieux, mais même là, les Leufric et autres Grimhildes déclinent. De même dans l’espace scandinave, selon une chronologie un peu différée qui traduit la « latinisation » de l’Europe médiévale.
L’autre évolution est tout aussi importante : il s’agit de l’augmentation constante du nombre de noms de saints. Au début du XIIe siècle, en moyenne, sur les 5 noms les plus portés, un seul est un nom de saint ; à la fin du XIIIe siècle, 4 sur 5 le sont. Cette augmentation traduit et recoupe la christianisation en profondeur de la société, et illustre ainsi le formidable travail de modelage des esprits qu’a accompli l’Église catholique au fil des décennies.
Dès cette époque apparaissent des choix « nationaux », au sens que le Moyen Âge donne à ce mot. Les Vénitiens privilégient ainsi Marc, leur saint patron, tandis que les Génois affectionnent Guillaume. En Angleterre, « Thomas » cartonne au XIIIe siècle, en écho à la diffusion du culte de Thomas Becket, tandis que les Français se montrent fidèles à Martin, saint patron du royaume.
Les prénoms participent ainsi de la construction des identités nationales. D’autant plus qu’avec l’émergence des langues vernaculaires, au XIIe-XIIIe siècle, ces prénoms latins vont à leur tour évoluer : Wilhelmus va ainsi donner William en anglais, Guillaume en français et Wilhelm en allemand. Ludovicus donnera Louis ou Ludwig, Petrus Pierre ou Peter, etc. Cela dit, les sociétés médiévales sont marquées par une coprésence de plusieurs langues, et, pour les médiévaux, toutes les variantes de ces prénoms ne forment probablement qu’un seul et même nom. On voit ainsi des gens se désigner comme Johann, Johannes ou Giovanni, en fonction du contexte, des acteurs avec qui ils interagissent, etc. Là encore, nous ne fonctionnons pas différemment : un Jean‑Baptiste pourra se faire appeler Jean‑Ba, JB…
Mythes et mondes sociaux
Les prénoms de saints ne sont cependant pas les seuls que l’on peut donner à ses enfants. On assiste en effet à l’apparition de prénoms qui sont étroitement liés aux grandes œuvres littéraires ou artistiques du temps. C’est ainsi que l’on croise, au tournant du XIIe siècle, des Roland et des Olivier puis, un siècle plus tard, des Lancelot ou des Gauvain, témoins du succès de la littérature arthurienne. Aujourd’hui, le prénom « Khaleesi », en référence au titre de Daenerys dans la série Game of Thrones, est l’un des plus donnés chaque année aux États-Unis : c’est exactement le même phénomène d’admiration, mêlée de connivence culturelle, qui poussait un seigneur de 1232 à nommer son fils Lancelot. D’abord réservés à l’aristocratie, ces prénoms se diffusent ensuite dans la bourgeoisie urbaine, ce qui montre que cette littérature n’est plus réservée aux seuls seigneurs.
Car les prénoms sont étroitement liés au niveau social. Pour le royaume de Jérusalem, à nouveau, les résultats sont éclairants : Peter est le prénom bourgeois par excellence (porté par 10 % des hommes de cette classe sociale) alors qu’il n’est qu’au 6e rang pour les nobles. Si on prend plus de prénoms, on voit que parmi les bourgeois, le trio Peter-Bernard-Robert fait 20 %, alors qu’il ne fait que 3 % chez les nobles ; Jean, Guillaume et Hugues font 20 % chez les nobles, seulement 7 % chez les bourgeois. Le choix d’un prénom est donc entièrement libre : aucune loi n’interdit à un bourgeois de nommer son fils Hugues. Mais, à l’échelle du groupe, ces choix obéissent en réalité à des hiérarchies sociales. C’est encore plus clair pour le « nom de famille », qui n’est porté que par une minorité de paysans mais par la quasi-totalité des nobles. La ville est souvent le laboratoire où s’inventent de nouveaux prénoms : dans la seconde moitié du XIIIe, les habitants de Florence s’appellent Philippe ou Antoine, tandis que les ruraux s’appellent Martin, qui est devenu une insulte en ville car apparaissant comme un prénom trop ancien. On sait bien qu’aujourd’hui une petite fille nommée Marie-Gertrude risque fort de se faire moquer à l’école…
Les prénoms mettent ainsi en jeu un ensemble de phénomènes extrêmement complexes. Ils parlent de notre rapport aux autres, aux ancêtres, aux morts, à la mémoire, à Dieu. Ils renvoient à des processus culturels majeurs : diffusion d’une religion, d’une langue, construction d’une identité nationale. Ils soulignent aussi l’écart qui nous sépare du Moyen Âge : même si la plupart des prénoms donnés aujourd’hui l’étaient aussi à cette période, ces siècles étaient dominés par la recherche d’une continuité, tandis que nous valorisons l’originalité.
Enfin, les noms peuvent également être liés aux structures politiques. En particulier, le prestige de la dynastie capétienne s’exprime aussi par le nombre de gens qui, dans le royaume, prennent les noms de Robert, Hugues et Eudes – alors que dans le Languedoc, ces prénoms ne sont pas portés avant la conquête de la région par le roi de France. La construction de l’unité du royaume passe ainsi, en partie, par les prénoms. Verra-t-on en 2018 ou en 2019 une vague d’« Emmanuel » en France ? On espère en tout cas qu’on n’aura pas trop de Jupiter…
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Florian Besson, Docteur en histoire médiévale de l’Université Paris-Sorbonne et ATER à l’Université de Lorraine (Metz), Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.