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E3 2018 : la grand-messe du jeu vidéo, entre retours en grâce et désillusions

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Le salon E3.

Guillaume Labrude, Université de Lorraine

Chaque année, l’Electronic Entertainment Expo, plus connue sous le nom d’E3, permet aux constructeurs, développeurs et éditeurs de présenter au monde entier leurs nouveautés, rendant parfois disponibles au téléchargement certains de leurs jeux vidéo annoncés pendant leur conférence. L’année 2018, présentée par de nombreux journalistes spécialisés comme étant l’une des plus riches en sorties vidéoludiques depuis presqu’une décennie, a parfois souffert de certains reports en 2019, l’occasion pour les développeurs d’en dire mais aussi d’en montrer un peu plus pour combler l’attente.

Le cycle des conférences, inauguré par EA Games et conclu par Nintendo, fut le théâtre de grands moments de liesse mais également d’ascenseurs émotionnels et de déceptions amères pour certains joueurs. Cette année, la grande messe du jeu vidéo fut riche en émotions, parfois contradictoires.

En France, les conférences de l’E3 étaient retransmises et commentées en direct par différentes personnalités du net. Julien Chieze et Carole Quintaine semblent être les grands gagnants de l’audience en dépit de l’absence dans ce graphique de Xavier Dang, alias MisterMV, et de Svetlana sa secrétaire fictive, pourtant suivis par des dizaines de milliers d’internautes (Graphique établi par Visibrain).

Rester dans sa zone de confort tout en s’adaptant

Avec des jeux de sport emblématiques tels que Fifa 19, bénéficiant cette fois-ci d’une composition musicale signée Hans Zimmer donnant aux trailers du jeu un aspect cinématographique à grand spectacle, mais également Madden NFL 19 pour les amateurs de football américain, EA Games s’est contenté de mettre en avant les forces et les faiblesses qu’on lui connait : pas de nouveautés surprenantes mais seulement des jeux AAA (en dépit de la présentation du berlinois Sea of Solitude) dont la qualité technique demeure encore et toujours quasiment irréprochable. L’une des bandes annonces les plus intéressantes en terme de réception fut néanmoins celle de Battlefield V, jeu de tir à la première personne se déroulant pendant la Seconde Guerre Mondiale, qui fut l’objet de critiques et de railleries par les internautes lorsque son affiche principale, mettant en avant une femme soldat, fut diffusée. Les débats quant à la présence véridique de femmes sur le champ de bataille lors de cette période de l’histoire ont enflammé la toile pendant un temps, mais les spécialistes, comme le vidéaste Nota Bene, ont rapidement pris la parole pour corriger ce que les détracteurs du jeu rabâchaient comme une vérité historique. Les bandes annonces diffusées par EA Games, en réponse à la polémique, font la part belle à ces femmes que l’histoire a parfois oubliées et appuient la tendance du monde vidéoludique à proposer de plus en plus d’héroïnes fortes et charismatiques, ce que ne manque pas de souligner William Audureau dans son article pour Le Monde.

Mais la conférence qui attisa réellement les passions fut celle de Xbox/Microsoft. La puissante firme représentée par Phil Spencer avait perdu la bataille de la huitième génération de consoles opposant principalement la PS4 de Sony à leur Xbox One. Cette année, Microsoft se devait de contre-attaquer et présenta une cinquantaine de jeux à un public et des journalistes fébriles. Pourtant, ce retour en grâce comporte quelques bémols : si les jeux Gears 5 (cinquième opus de la licence Gears Of War), Forza Horizon 4 (nouvel opus de la licence de jeux de courses) et Halo Infinite (sixième opus de la licence Halo) étaient des nouveautés extrêmement attendues et, surtout, des exclusivités de la Xbox, la majorité des jeux présentés seront disponibles sur d’autres machines, notamment celles de leur concurrent direct. Cyberpunk 2077, immense RPG (role playing game) au titre équivoque que l’on doit au studio polonais CD Projekt Red déjà auteur de The Witcher 3, a suscité moult applaudissements mais sera disponible ailleurs, tout autant que Sekiro : Shadows Die Twice, nouvelle création de From Software qui a le vent en poupe depuis plusieurs années grâce à la licence Dark Souls_ et à Bloodborne. Certaines suites de blockbusters du jeu vidéo telles que Dying Light 2, Metro Exodus, Just Cause 4, Devil May Cry 5 ou encore The Division 2 (le plus gros succès du studio Ubisoft) seront également présentes ailleurs. En définitive, la conférence Microsoft a obtenu un soutien tout particulier des éditeurs tiers ayant décidé de présenter leurs œuvres sous la houlette de la Xbox, mais le public sait pertinemment que peu de jeux sur la cinquantaine présentée nécessiteront qu’ils se dotent de leur machine.

Exclusivité de la XBox, Halo Infinite dévoile le SlipSpace, nouveau moteur graphique qui pourrait bien être celui de la prochaine génération de consoles (Microsoft).

Les studios Bethesda, principalement connus pour leurs jeux de rôles comme Fallout ou The Elder Scrolls, ne sont pas arrivés les mains vides et ont proposé au joueur de poursuivre dans cette voie avec l’étrange Fallout 76 qui leur proposera pour la première fois de jouer à la licence en ligne mais sans Personnages Non-Joueurs pour agrémenter l’univers interne du titre. Si The Elder Scrolls Blades fut annoncé sur mobile c’est véritablement le teaser à la fois énigmatique et rassurant du sixième opus tant attendu (le dernier épisode canon, Skyrim, datant de 2011) qui créa une standing ovation dans la salle, en conclusion du panel. Wolfenstein Youngblood, suite de Wolfenstein The New Colossus, permet au studio de s’inscrire dès la bande annonce dans deux mouvances culturelles contemporaines : la mise en scène d’héroïnes, avec cette fois-ci des jumelles que les joueurs incarneront en lieu et place du sempiternel sergent Blazkowics, et un univers empreint de néons et de nazis robotisés au sein d’une dystopie prenant place dans le Paris des années 1980. En somme, Bethesda s’est adapté au multijoueur et aux lubies culturelles habituelles, tout en restant sur les solides bases de ces licences qui font encore aujourd’hui toute son importance dans le paysage vidéoludique.

Un titre, une vue de Tamriel et le fameux thème de Jeremy Soule : Bethesda a réuni les ingrédients indispensables à l’annonce du prochain The Elder Scrolls (Bethesda Softworks).

Cette présentation fut directement suivie par celle de l’indépendant Devolver, connu pour son ton irrévérencieux parfaitement mis en avant par des titres comme Hotline Miami ou Not A Hero, jouant son rôle habituel de poil à gratter de l’E3 en proposant un spectacle méta parodiant les différentes conférences des autres studios. Pixel arts, concepts parodiques, couleurs criardes et musiques entraînantes étaient au menu du développeur qui a visiblement encore plusieurs tours dans son sac bien que son fonds de commerce pourrait s’essouffler à force d’être repris ailleurs.

Parodiant le concept des lootboxes (objet virtuel, généralement présenté sous forme de coffre, contenant un ou plusieurs objets virtuels, offrant au joueur des améliorations dans le jeu) démocratisé par d’autres éditeurs, Devolver propose aux joueurs d’acheter une énorme pièce dont le prix varie continuellement (Le Journal de Montréal).

La conférence de Sony et de sa PlayStation, le principal concurrent de Microsoft, avait fort à faire devant la potentielle contre-attaque de la firme de Bill Gates, notamment quanr à ses exclusivités. La conférence s’est ouverte sur l’un des jeux les plus attendus de 2019, The Last of Us Part II, suite du jeu éponyme dont le succès à la fois critique et public demeure encore aujourd’hui exceptionnel aux vues des données Metacritic. En mettant en avant dès ses première images l’homosexualité d’Ellie, le personnage principal de cet épisode, Sony et le studio Naughty Dog insistent sur ce qu’il y aura à retenir de leurs trois plus importantes exclusivités présentées : un contenu adulte s’adressant à un public désireux d’explorer des thématiques encore trop peu présentes dans le domaine vidéoludique ainsi qu’une véritable volonté de hisser le jeu vidéo en tant qu’art mature, exigeant, portant un véritable regard sur le monde. Preuve en est le très attendu Death Stranding de Hideo Kojima, qui présente au public un univers sombre et mélancolique teinté de science-fiction dans lequel les nourrissons servent véritablement d’outils technologiques à des personnages campés par des comédiens internationaux de renom comme Norman Reedus, Mads Mikkelsen, Guillermo Del Toro ou encore Léa Seydoux. Ghost of Tsushima, jeu de rôle en monde ouvert se déroulant dans le Japon féodal, fut l’une des plus importantes démonstrations techniques de Sony qui a visiblement basé sa communication sur ses exclusivités, les éditeurs tiers ayant choisi de donner un coup de pouce à une Xbox renaissante et forte de l’achat de cinq nouveaux studios.

Au fil des ans et des salons, le nouveau jeu du créateur de Metal Gear s’est peu à peu dévoilé. Fait assez rare pour un jeu dont on devine la potentielle violence, les bandes annonces n’ont jusqu’alors montré aucune phase de gameplay mettant en scène de manière frontale une quelconque brutalité.

Grands studios et grands absents

Square Enix est une firme considérée comme légendaire puisqu’on lui doit la licence Final Fantasy, véritable mastodonte culturel inspiré de Dragon Quest qui, même s’il n’a pas en Occident le succès qu’on lui connaît au Japon, demeure également l’un de ses titres phares. Bien que le onzième épisode de cette licence ait été brièvement présenté, deux jeux ont provoqué l’essentiel des réactions des internautes, et pour des raisons totalement différentes. Le premier fut The Quiet Man, un jeu alliant prises de vue réelles et phases de combat en images de synthèse. Si les graphismes et la physique du titre paraissent datés, c’est véritablement la partie filmée avec de véritables comédiens qui a fait sourire les journalistes, créant dans la foulée de nombreux memes et GIFs pour moquer le jeu presque outrancier des acteurs dans des rôles relativement caricaturaux. Le second jeu a fait parler de lui car il brillait par son absence : Final fantasy VII Remake, annoncé il y a un moment, n’a pas pointé le bout de son nez depuis plusieurs salons, amenant parfois joueurs et journalistes à s’interroger sur un abandon éventuel du projet suite aux différents reports de sa sortie. Bien qu’un changement de production vers l’interne et une offre d’emploi visant à recruter de la main d’œuvre pour optimiser la finalisation du titre aient été mis en avant dans les médias, le remake de l’un des épisodes les plus appréciés de la licence phare de Square Enix tend à se faire oublier. Mauvaise augure ou simple opération sous-marin ? Le fait est que la conférence du studio japonais fut un désastre en terme de réception et s’impose comme l’un des plus grands non-événements de cette édition 2018.

The Quiet Man : étrange présentation d’un jeu dont la surdité du principal protagoniste ne semble même pas influencer le gameplay (Square Enix).

Ubisoft, fort du succès de Far Cry 5 mais également d’Assassin’s Creed Origins, a dévoilé les premières images du prochain épisode de la franchise Assassin’s Creed Odyssey, reprenant la technologie de l’épisode précédent tout en situant cette fois son action lors de la guerre du Péloponnèse et ajoutant quelques fonctionnalités comme les voyages sur mer. Entre Just Dance 2019, de nouvelles images de The Division 2 et le retour de Beyond Good and Evil 2 proposé par Michel Ancel et les studios de Montpellier, le développeur a avant tout misé – une fois de plus et à l’instar d’autres développeurs – sur l’aura de ses différentes licences. Pourtant, l’une des plus emblématiques de la firme, encore absente de la génération de consoles actuelle, est toujours portée disparue. Frédéric Molas, plus connu sous le pseudo de « Joueur du Grenier » résume son attente et sa frustration en un tweet à la fois ironique et lapidaire :

« Splinter Cell est tellement un bon jeu d’infiltration que personne ne l’a vu encore cette année. »

Le jeu en question étant pourtant apparu par erreur en pré-commande sur Wall Mart et Amazon quelques heures auparavant ; la présence de son personnage principal, Sam Fisher, au sein du jeu Ghost Recon Wildlands avait été également pris comme une annonce plus ou moins officielle du retour de la licence adaptée des romans de Tom Clancy. Certains YouTubeurs, à l’image de Last Action Gamers s’étaient même replongés dans les anciens épisodes afin de préparer l’annonce d’un éventuel nouvel opus.

Mais pas de trace du nouveau Splinter Cell : Ubisoft s’est inscrit dans le sillage des grands studios n’ayant pas totalement suivi les attentes et les demandes du public,

Dans Assassin’s Creed Odyssey, les joueurs et les joueuses pourront choisir le sexe de leur personnage en début de partie, marquant l’adhésion d’Ubisoft à la mouvance actuelle de proposer davantage de personnages féminins dans les productions vidéoludiques.

Enfin, c’est avec le studio historique Nintendo que s’est conclu cet E3 2018 et, encore une fois, l’un des grands acteurs de l’industrie n’a qu’à moitié tenu ses promesses envers les joueurs. Tout du moins n’a-t-il tenu que celles qu’il avait officiellement faites : avec de nouveaux opus pour Pokemon et Fire Emblem, le studio japonais n’a fait que confirmer certaines attentes avant d’accorder plus de vingt minutes à la présentation du prochain Super Smash Bros, véritables jeux du cirque confrontant les principaux protagonistes de leurs plus célèbres franchises comme Mario, Donkey Kong, Fox McCloud et autre Samus de la licence Metroid. Vis-à-vis de ce dernier titre, l’arrivée dans Super Smash Bros de l’antagoniste Ridley fut une nouveauté bien amère pour les nombreux fans qui attendaient un Metroid Prime 4 pourtant annoncé via un simple teaser, l’ajout d’un tel personnage faisant véritablement office de lot de consolation.

Un Nintendo Direct classique, finalement sans véritable surprise, essentiellement dédié au crossover des licences phares de la firme japonaise.

Plus en marge des conférences vedettes, Limited Run Games a tout comme Devolver joué la carte du second degré en proposant une conférence sur fond vert agrémenté de décors générés par des moteurs datés, conférant à l’ensemble un certain décalage humoristique tout en présentant différents titres pour la PS Vita. Le PC Gaming Show, généralement moqué par les journalistes français s’amusant du manque de nouveautés excitantes pour le public s’est déroulée de façon bien plus sobre mais n’a néanmoins pas manqué d’engranger les railleries habituelles malgré la bande annonce à l’humour corrosif de l’indépendant Rapture Rejects.

Cet E3 2018 démontre que l’industrie du jeu vidéo est encore et toujours en effervescence et garde l’une de ses principales qualités : la diversité. Constructeurs, éditeurs et développeurs se doivent de redoubler d’imagination en terme de genres et de concepts s’ils veulent tenir la distance dans cette impitoyable production dont la puissance n’a de cesse de croître. Le 22 février 2019 sera à ce titre une date clé puisque trois titres imposants et attendus, Metro Exodus, Days Gone et Anthem, seront simultanément disponibles. Si la science-fiction, le jeu de rôle féodal (avec une recrudescence des titres mettant en scène le Japon) et les invasions de zombies sont encore et toujours présents dans les gros titres, le remake du légendaire Resident Evil 2 marquant véritablement l’engouement du public pour les univers peuplés de morts vivants, d’autres imaginaires se déploient et offrent à tout un chacun des évasions tantôt poétiques comme Ori : The Will of the Wisps ou Tunic, horrifiques, humoristiques et, parfois même épiques comme semble le sous-entend le mystérieux nouveau titre de Square Enix : Babylon’s Fall.

Le rejet des micro-transactions et du Pay to Win, désignant le fait de payer pour obtenir du contenu additionnel dans le but d’accroître son expérience de jeu, semble avoir été majoritairement entendu et prouve en somme que l’un des acteurs les plus important de cette fascinante compétition demeure de plus en plus le public. Un autre élément fondamental de l’industrie vidéoludique mis en avant par EA Games, le jeu en streaming, n’a pas manqué de s’imposer aux journalistes et à la critique, notamment Julien Chieze, mentionnant bien souvent dans leurs commentaires l’expression « Netflix du jeu vidéo ».

Avec l’arrivée de nouveaux moyens de diffusion et de consommation, de nouvelles machines, de nouveaux logiciels et le développement de la réalité virtuelle mais aussi des studios indépendants, l’industrie du jeu vidéo s’apprête à entrer dans une nouvelle ère technologique et, de fait, artistique.

Guillaume Labrude, Doctorant en études culturelles, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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