Estelle Delaine, Université Rennes 2; Félicien Faury, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay ; Guillaume Letourneur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Safia Dahani, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
La marche contre l’antisémitisme le 12 novembre 2023 à Paris a, pour la journaliste politique du Monde, Solenn Royer marqué « un avant et un après » pour le parti lepéniste. Comme le note le quotidien national, « en nombre, les élus du parti de Marine Le Pen, même isolés et sous tension, ont pu défiler jusqu’au bout » aux côtés de toutes celles et ceux qui ont voulu montrer leur rejet de l’antisémitisme en France.
Cette marche vient à l’appui d’un constat de plus en plus probant : le Rassemblement national occupe désormais une place plus favorable que par le passé dans le paysage politique français. En 2022, en accédant pour la deuxième fois consécutive au second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen n’avait pas suscité autant la surprise que son père en 2002. Pour la seconde fois dans l’histoire de la Ve République, des députés de ce parti ont aussi fait leur entrée au Palais Bourbon, et cette fois, avec 89 sièges, ils forment le deuxième plus grand groupe de l’Assemblée nationale.
Le parti lepéniste est ainsi depuis fréquemment présenté comme étant aux portes du pouvoir. Comment expliquer ces succès contemporains ? Ce parti créé en 1972, qui change de nom pour devenir en 2018 le Rassemblement national, a-t-il réussi sa mue ?
Notre ouvrage collectif récent, Sociologie politique du Rassemblement national : enquêtes de terrain, publié ce mois-ci aux Presses Universitaires du Septentrion,) s’empare de cette trajectoire de « normalisation » en se penchant sur les deux premiers mandats de la présidence de Marine Le Pen au sein du parti (2011-2018).
Sur la période, le FN-RN est parvenu à s’inscrire encore davantage dans l’espace politique, à fidéliser du personnel, à augmenter ses scores électoraux locaux (départementaux, régionaux) et nationaux (scrutins présidentiels, européens) principalement durant des scrutins de liste.
La prise du pouvoir par le RN semble alors être passée de l’ordre de l’impensable à celui du possible. Comment le parti d’extrême droite s’est-il inséré progressivement dans certains pans de la société française ?
Saisir l’implantation du RN dans sa diversité
Les résultats des élections (municipales, législatives, européennes) attestent de la consolidation électorale du principal parti d’extrême droite française, depuis les années 2010. La sociologie du vote a montré qu’il est difficile de parler d’un électorat homogène et qu’il est plus juste de souligner qu’il existe une pluralité d’électorats rassemblés dans « un conglomérat »).
Les territoires d’implantation du RN sont donc divers, et le sont d’ailleurs encore davantage dans la période récente, comme le montre la comparaison des résultats des élections législatives de 2017 à ceux de 2022. Ces implantations répondent à des logiques locales spécifiques qu’il s’agit d’élucider : les mobilisations électorales du RN ne prennent pas la même forme que l’on se trouve dans le Sud-Est ou dans le Nord-Est, dans des terres « d’élection » ou des terres « de mission » du parti, en contexte urbain ou rural, etc.
La pluralité des implantations invite aux études localisées pour comprendre les forces, mais aussi les faiblesses, du parti dans chaque configuration locale. Les succès du RN doivent aussi se comprendre dans la durée. Les soutiens électoraux dont il bénéficie reposent sur des « déjà-là » socioculturels endormis, qui sont stimulés et réactivés en périodes d’élections. Les études de cas présentes dans le livre montrent en effet comment le parti est capable d’entretenir des soutiens insérés dans le tissu social local, dont dépendent ses victoires dans les territoires.
Le RN, de haut en bas
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque « le Rassemblement national » ? Ce parti est le plus souvent appréhendé dans les médias comme un bloc monolithique, réduit aux prises de parole de Marine Le Pen ou plus récemment de Jordan Bardella. Or, y compris au sommet du parti, les instances dirigeantes ne se résument pas aux porte-parole les plus connus.
Par le biais de la sociographie, on peut alors saisir avec précision comment se structure le « haut » de l’organisation partisane afin de comprendre les logiques de gestion interne du parti, notamment celle de l’argent et du pouvoir, dont la presse a montré les défaillances, pour l’organisation des campagnes ou pour l’utilisation des fonds publics pour l’embauche d’assistants.
Qui le RN recrute-t-il sur des listes, dans son entourage, ou encore dans ses instances dirigeantes ? S’interroger sur les modes de recrutement des cadres du parti permet également de comprendre son ajustement aux logiques du champ politique ou journalistique. Cela est d’autant plus nécessaire au regard de la stratégie dite de « dédiabolisation » du RN, mais aussi plus largement dans un contexte de crise de légitimité de la forme « parti politique ».
Comprendre l’organisation du RN implique enfin d’étudier les différents échelons du parti, de « haut en bas » pour ainsi dire : des instances dirigeantes aux « simples militants », en passant par les cadres des Fédérations, les collectifs formant les sections locales, etc. Cette analyse à différents niveaux permet de constater qu’il n’existe pas « un » profil militant unique au RN, mais une pluralité de trajectoires amenant des individus à intégrer l’organisation lepéniste et à s’y professionnaliser plus ou moins, selon les profils et les configurations locales.
Un « nouveau » RN ?
La question du recrutement partisan pose enfin celle de l’« ouverture » du RN à de nouveaux profils. Différents chapitres du livre collectif étudient ainsi des groupes militants, des électeurs ou des dirigeants que l’on pourrait penser « atypiques ».
Pour casser son image de parti d’extrême droite, l’organisation lepéniste cherche depuis longtemps à se présenter comme un parti « moderne », sensible par exemple à la question des droits des femmes. Mais aussi des minorités sexuelles. Il s’agit dès lors de se montrer ouvert à des engagements d’apparence « atypique », allant dans le sens de son narratif.
Le phénomène n’est pas nouveau : dans cette vidéo de campagne de 1995, Jean-Marie Le Pen se met en scène répondant aux questions de quatre militantes FN, dont la martiniquaise Huguette Fatna et Maria Tabary (« immigrée portugaise […] devenue française »), alimentant une rhétorique visant à battre en brèche les accusations de xénophobie et racisme. Dans une logique similaire, le dialogue avec la cadre du FN/RN Sylvie Goddyn permet au président du FN d’aborder la question de l’écologie et du bien-être animal.
L’ouverture à de nouvelles thématiques et à de « nouvelles têtes » fait donc partie intégrante de la stratégie du parti, et ce de longue date. Par ailleurs, la sociologie de ces nouveaux profils permet de reconstituer finement les logiques et la cohérence de leur adhésion au RN, au-delà du seul constat de leur atypicité. La sociologie refuse de réduire les individus à un seul trait distinctif et montre, derrière le vernis et la façade partisane, le poids des socialisations qui expliquent le passage (bref ou plus prolongé) au RN.
Enfin, ces militantismes plus inhabituels ne doivent pas faire oublier que ce parti rallie aussi à ses rangs des profils plus classiques de l’extrême droite, comme les catholiques traditionalistes ou des membres de la mouvance identitaire.
Le RN est-il un parti « comme les autres » ?
L’extrême droite est encore un sujet « chaud » politiquement et médiatiquement, parfois perçu comme fascinant et exotique. Il est ainsi souvent traité de façon exceptionnelle, comme intrinsèquement différent des autres partis politiques.
Même si cette organisation partisane a bien sûr ses spécificités, nous pensons que celles-ci doivent être étudiées avec les mêmes outils, empiriques et analytiques, que ceux employés pour étudier les autres formations partisanes. Pour comprendre la normalisation en cours du RN, il faut certainement normaliser son étude sociologique.
Face à la profusion de sondages et d’essais sans base empirique sur ce parti, il devient dès lors urgent de multiplier (et de mutualiser) les enquêtes proprement sociologiques sur le RN, redonnant toute son épaisseur sociale au phénomène lepéniste.
Les auteurs viennent de publier Sociologie politique du Rassemblement national : enquêtes de terrain, aux Presses Universitaires du Septentrion.
Estelle Delaine, Maîtresse de conférences en sciences politiques, Université Rennes 2; Félicien Faury, Postdoctorant, CESDIP , Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay ; Guillaume Letourneur, Docteur en science politique, CNRS, membre du CESSP, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Safia Dahani, Post-doctorante en sociologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.