L’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations Unies.
UN General Assembly/Flick, CC BY
Guillaume Bagard, Université de Lorraine
« La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangère constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme ».
Cette phrase n’est pas d’Emmanuel Macron mais constitue l’article premier de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, une résolution votée le 14 décembre 1960 à l’Assemblée générale des Nations Unies. Bien que soutenu par une majorité de Français, les propos du candidat d’« En Marche » à la présidence de la République ont provoqué une violente polémique.
Rapidement, les plateaux de télévision ont été envahis de débats opposant historiens, intellectuels, et militants associatifs sur le caractère criminel ou non de la colonisation. Les uns pointent le bilan meurtrier des conquêtes et répressions coloniales, les autres louent les « aspects positifs de la colonisation » et dénonçant la « repentance ».
Cette polémique est d’autant plus complexe que les universitaires chargés d’étudier ce sujet n’ont pas la même approche scientifique selon leur discipline. Emmanuel Macron a une formation de philosophe, quand il parle de « crimes contre l’humain », il développe des concepts qui dépassent la qualification pénale. Pour l’historien, il convient de replacer l’étude de la colonisation dans un contexte historique, alors qu’un juriste en droit pénal international envisage le concept de crime contre l’humanité de manière jusnaturaliste, c’est-à-dire intemporelle. L’historien du droit, quant à lui, se trouve à la frontière entre ces deux disciplines et s’efforce d’analyser à la fois l’évolution du droit et celle de la pensée juridique.
Illégalité manifeste
Il serait profitable pour notre pays de regarder son passé en face et de reconnaître le caractère tout aussi illégitime qu’illégal de la colonisation.
S’interroger sur la légalité de la colonisation ou se demander si elle est constitutive de crimes contre l’humanité nécessite de confronter les recherches historiques à cette matière en pleine mutation qu’est le droit pénal international : dans quelle mesure la matière historique de la période coloniale est-elle susceptible d’alimenter des contentieux juridiques contemporains ?
Il convient d’abord d’étudier l’illégalité manifeste de la colonisation au regard du droit international contemporain, ce caractère répréhensible pouvant entrer en collision avec l’évolution de la notion de crime contre l’humanité.
Le basculement du droit international
Au XIXe siècle, l’ancien droit public international (ius publicum europeaum) présumait l’inégalité des nations. L’universalisation de ce droit aux nations extra-européennes constitue un lent processus : si, à partir de 1820, les États sud-américains peuvent s’en prévaloir ainsi que l’Empire ottoman en 1856, ce n’est pas le cas des nations colonisées considérées alors comme « pas suffisamment civilisées ». Dans son ouvrage Mondialisation et droit international, Robert Kolb décrit le droit international de l’époque comme « lié à l’appartenance à une société fermée dont on ne devenait pas automatiquement membre, mais à laquelle on devait être admis par cooptation. »
Au début du XXe siècle, la Société des Nations consacrait dans l’article 22 du Pacte de la SDN la « mission sacrée de colonisation », elle postulait même que certains peuples se trouvaient « non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne ».
En 1945, la Charte des Nations unies vient affirmer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette déclaration constitue en soi une révolution. L’émergence d’un nouveau droit international, après la Seconde Guerre mondiale, s’accompagne d’une fondamentalisation des droits de l’Homme. Cette idée présuppose l’existence de droits naturels que les États eux-mêmes se doivent de respecter sous peine de s’exposer aux sanctions de « la communauté internationale » incarnée par l’Organisation des Nations Unies.
Portée symbolique
Pour Aureliu Cristescu, rapporteur spécial à l’ONU et auteur d’une étude sur le droit à l’autodétermination, la colonisation porte bien atteinte aux droits fondamentaux de l’homme :
« Le principe de l’autodétermination est le corollaire naturel du principe de la liberté individuelle et la sujétion des peuples à une domination étrangère constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme. »
La résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies votée le 14 décembre 1960, citée en préambule, s’inscrit dans ce basculement des relations internationales. Certes, cette résolution n’a pas de valeur juridique contraignante, mais elle possède une portée symbolique non négligeable.
La colonisation est donc en soi illégale au regard du droit international contemporain. C’est aussi une période historique controversée marquée par une phase de conquêtes souvent violentes, un régime de l’indigénat profondément discriminant et de nombreuses répressions des mouvements d’indépendance qui connurent leur paroxysme avec la guerre d’Algérie.
Ce passé douloureux appartient à l’Histoire et ne peut faire l’objet de poursuites ordinaires car, après la guerre d’Algérie, furent votées plusieurs lois d’amnistie pour les actes commis en relation avec ce conflit, comprenant aussi bien l’armée française, que le FLN et l’OAS. Ainsi seule la qualification de crime contre l’humanité serait en mesure de réveiller des poursuites éteintes par l’amnistie et la prescription.
Un crime imprescriptible… depuis l’Algérie
L’expression « crime contre l’humanité » a été employée pour la première fois par Robespierre lors du procès de Louis XVI. Elle est théorisée en 1943 par le juriste Raphaël Lemkin à propos de massacres ethniques en Syrie. La notion va passer à la postérité à partir du procès de Nuremberg, où le sens qu’elle recouvre alors correspond plus au génocide.
Jean Philippe Feldman dans son Dictionnaire de la culture juridique (PUF) définit le crime contre l’humanité comme une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ».
Le concept de crime contre l’humanité fait florès, car il permet d’empêcher l’impunité pour les criminels nazis en évitant les écueils, d’abord de la légalité criminelle, puis de la prescription. Au-delà de cet aspect pragmatique, le crime contre l’humanité consacre l’existence de droits naturels. C’est en cela qu’il n’a pas besoin de fondement légal et que lui est conféré un caractère imprescriptible.
Pour autant, il faut attendre la loi du 26 décembre 1964 pour que le crime contre l’humanité apparaisse formellement en droit français. Coïncidence ou non, cette arrivée intervient juste après la conclusion de la guerre d’Algérie et la loi d’amnistie qui s’en suivit et ne cible alors que la période de la Seconde Guerre mondiale.
L’affaire Aussaresses
Depuis, le concept de crime contre l’humanité a connu une forte évolution doctrinale et, aujourd’hui, s’envisage de manière bien plus large. À la représentation initiale du génocide se sont ajoutés d’autres actes parmi lesquelles le meurtre, la mise en esclavage, la torture ou encore l’apartheid et la qualification reste ouverte à « tout acte inhumain de caractère analogue[…] » Ces actes doivent être « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». Cette définition figure dans le nouveau Code pénal de 1994 et dans les statuts de la Cour pénale internationale (CPI) et laisse à la jurisprudence le soin de préciser la notion.
En 2001, l’affaire Aussaresses porte devant les tribunaux français le débat de la qualification de crime contre l’humanité pour les actes de tortures et d’exécutions sommaires commis lors de la guerre d’Algérie. Après deux ans de procès, la Cour de cassation rejette le pourvoi du MRAP. L’argumentation de la Cour tranche alors par sa vision très restrictive du crime contre l’humanité en décalage avec l’évolution de la jurisprudence internationale.
Depuis, les reconnaissances du génocide arménien (1915-16) et des traites négrières par le législateur sont venues étendre en droit français la notion à des périodes antérieures à l’inscription de la définition dans la charte de Nuremberg, preuve de la vitalité et de l’intemporalité du crime contre l’humanité.
Seuls de futurs contentieux concernant la période la coloniale détermineront si ces modifications législatives justifient un revirement de jurisprudence. L’influence du droit international peut inciter les juges français à redéfinir les limites du crime contre l’humanité.
Enfin, les recherches historiques menées sur la période sont susceptibles de venir étayer une argumentation dont la base légale lors du procès s’appuyait principalement sur les aveux du général Aussaresses dans ses propres mémoires. Si le temps peut aider à la manifestation de la vérité, la disparition des principaux acteurs du conflit peut aussi être un obstacle à de nouvelles actions en justice dans l’avenir.
Guillaume Bagard, Doctorant contractuel en Histoire du Droit, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.