Un coq du Salon de l’agriculture.
Petit_louis/Flickr, CC BY
Bertrand Valiorgue, Université d’Auvergne et Xavier Hollandts, Kedge Business School
Derrière l’unité de façade offerte par le Salon de l’agriculture – dont la 54e édition se tient à Paris jusqu’au 5 mars – se cache en vérité une très grande diversité des produits et modes de production agricoles.
On devrait ainsi parler de la coexistence de différents « mondes agricoles » en France tant la variété des pratiques est grande. En effet, il y a bien peu de points communs entre la petite exploitation familiale et l’entreprise agricole connectée en permanence aux marchés mondiaux.
Le détour par le concept de modèle économique peut s’avérer précieux pour mieux saisir les évolutions de l’agriculture française. Certains modèles économiques agricoles semblent clairement en cours d’extinction alors que d’autres sont susceptibles de conduire à des stratégies durablement créatrices de valeur pour les agriculteurs.
Des « mondes agricoles »
La notion de modèle économique permet de comprendre le positionnement d’une entreprise sur son marché et les modalités de création de valeur. Cette notion est très largement utilisée dans de nombreux secteurs d’activités (services, industries, Internet) et pour tout type d’entreprises (start-up, PME, grands groupes internationalisés). Elle en revanche trop peu mobilisée pour comprendre la variété des positionnements des exploitations agricoles françaises sur leurs marchés respectifs.
Or une exploitation agricole peut, comme n’importe quelle autre entreprise, être analysée à l’aune de son modèle économique. Chaque exploitation agricole offre une proposition de valeur : produits agricoles, transformés ou non (lait, vin, viande, céréales, légumes…) et parfois des services (formations, hébergements, location de matériels…) qui possèdent tous une certaine valeur. Cette proposition de valeur est plus ou moins innovante, plus ou moins rare ou tout simplement plus ou moins chère et impacte directement le niveau d’activité de l’exploitation.
Une exploitation sert également un ou des clients et utilise certains canaux de distribution. Certaines exploitations agricoles s’inscrivent dans des circuits longs via des relations commerciales avec des coopératives ou des industriels. D’autres transforment et vendent directement leurs produits à des clients fidélisés via des circuits courts.
Enfin, chaque exploitation supporte une structure de coûts liée à son activité de production (matières premières et intrants, matériel, salariés). Les prix des produits agricoles, souvent volatils, étant déconnectés des niveaux de coûts réels, la plupart des agriculteurs subissent une perte en vendant leur production ; plus d’un tiers d’entre eux ne touchent pas plus de 350 euros par mois. Signe du malaise profond et des difficultés économiques majeures que traverse ce secteur, pas moins de 732 suicides ont été recensés l’an dernier, ce qui en fait la catégorie socioprofessionnelle la plus exposée à ce type de risque.
La mobilisation des trois éléments majeurs du modèle économique (proposition de valeur, modèle de revenus, schéma de production et structure de coûts) permet de faire ressortir une grande variété de positionnements, au nombre de 8.
Décryptage des grands modèles
Deux éléments majeurs du modèle économique sont particulièrement structurants pour appréhender la diversité des exploitations agricoles qui couvrent le territoire français. Il s’agit de la proposition de valeur et du schéma de production. Les choix opérés, parfois subis, par les agriculteurs en la matière structurent leurs exploitations agricoles et conditionnent souvent la viabilité économique.
• Trois options principales pour la proposition de valeur
La diversification de la proposition de valeur est une caractéristique historique des exploitations agricoles françaises. Elle correspond à une multiplicité de productions (lait, viande, céréales, fourrages…) qui permettait à l’exploitation agricole de diversifier les sources de revenus et d’être relativement autonome dans les entrants nécessaires à la production. Cette proposition est typique de la ferme en polyculture et élevage qui a traversé les générations et qui est mise en difficulté depuis plusieurs années. Dès 1967, Henri Mendras annonçait en effet la fin des paysans, longtemps à la tête de ces fermes polyvalentes.
La standardisation de masse correspond à une spécialisation de l’exploitation agricole sur un produit en particulier qui est destiné à être écoulé sur des marchés souvent globalisés. La concurrence se joue en grande partie sur le prix et les exploitants agricoles doivent en permanence optimiser leurs outils de production et leurs coûts pour rester compétitifs. On pense ici à la production de lait, avec des fermes comptant plusieurs centaines de vaches et des robots de traite fonctionnant en continu. On repère également ce positionnement dans les grandes exploitations céréalières (blé, colza, orges) qui comptent plusieurs centaines d’hectares grâce à une optimisation des processus de production et une recherche de rendements optimaux. Le grand maraîchage spécialisé entre également dans cette catégorie.
La spécialisation de niche correspond à des produits agricoles qui ont un enracinement local fort et dont les débouchés commerciaux se sont peu à peu élargis pour capter une clientèle qui peut être d’envergure nationale, parfois internationale. La production est localisée dans une région bien particulière (un terroir) avec un nombre d’agriculteurs réduits et des débouchés commerciaux qui dépassent souvent les capacités de productions. La lentille verte du Puy produite uniquement sur une partie bien délimitée du bassin du Velay ou encore le haricot tarbais sont typiques de cette spécialisation de niche. Plus globalement, la certification et la reconnaissance via des AOP (ex-AOC) rentrent dans cette catégorie.
Les différentes productions agricoles et leurs propositions de valeur associées que nous venons d’identifier peuvent être issues de différents schémas de production qui dessinent, au final, différents modèles économiques agricoles. Les mêmes denrées pouvant être produites selon des techniques et modes de culture très différents.
• Trois options principales pour les schémas de production
Le schéma de production conventionnel signifie un recours à un ensemble de technologies qui vont permettre d’optimiser au maximum les rendements des exploitations agricoles. Le recours à des produits phytosanitaires, aux technologies OGM ou biomoléculaires sont emblématiques de ce mode de production qui vise des rendements maximum. L’efficacité de ces techniques est amplifiée par l’utilisation des dernières technologies, rendant toujours plus efficace l’organisation du travail. Les coûts environnementaux de ce schéma de production sont très élevés mais ce type d’agriculture a aussi contribué à l’indépendance alimentaire de la France et à l’obtention d’excédents commerciaux.
Le biologique est un schéma de production qui rejette toutes les formes de manipulation du vivant destinées à améliorer les rendements. Ce schéma de production rejette également le recours à des produits phytosanitaires. Il nécessite ainsi des connaissances pointues insuffisamment développées dans le système français ; et mobilise également une main-d’œuvre plus importante et un outillage spécifique. Il fait généralement l’objet d’une labellisation, d’une reconnaissance et d’une meilleure valorisation sur les marchés.
Le schéma de production agro-écologique peut être positionné à mi-chemin du conventionnel et du biologique. Il aspire en effet à atteindre un certain niveau de productivité tout en veillant à limiter les impacts négatifs sur l’environnement et la santé humaine. Il réintroduit de la diversité dans les systèmes de production agricole et restaure une mosaïque paysagère variée (diversification des cultures et allongement des rotations, implantation d’infrastructures agro-écologiques, par exemple) et le rôle de la biodiversité comme facteur de production est renforcé. Ce schéma de production demande beaucoup d’engagement et des compétences pointues ; il impose en outre des cahiers des charges souvent lourds et ne fait pas l’objet d’une reconnaissance spécifique sur le marché, contrairement au bio qui a su créer des labels et des normes valorisés par les clients.
Le croisement de ces trois dimensions fait ainsi ressortir huit grands positionnements possibles en matière de modèle économique pour exploitation agricole. Ces huit modèles sont présentés dans le schéma ci-contre.
La fin de la ferme familiale polyvalente
L’agriculture française s’est construite historiquement sur le modèle de l’exploitation agricole familiale diversifiée. C’est cette agriculture qui souffre le plus aujourd’hui car le modèle économique de ce schéma agricole matriciel est mis à mal pour trois raisons complémentaires.
- Une proposition de valeur non différenciante : ces exploitations agricoles produisent des produits standards pour des marchés de masse où seul le prix est différenciant. Elle peine à lutter face à des exploitations spécialisées, étrangères ou non, aux processus de production plus efficaces et moins coûteux, capables de supporter des prix durablement faibles.
- Un pouvoir de négociation inexistant : ces exploitations ne transforment pas et privilégient les circuits longs. Elle ne pèse pas face aux industriels et distributeurs qui imposent des prix et réduisent les marges. L’engagement dans une coopérative agricole ne permet pas toujours de rééquilibrer les rapports de force.
- Des coûts de production trop élevés : du fait de surfaces et de volumes trop faibles, ces exploitations agricoles ne sont pas capables de générer des économies d’échelle suffisantes et ne sont donc pas suffisamment productives. L’exposition de ces exploitations à des cours mondialisés les fragilise grandement.
Les grandes difficultés que rencontre le modèle économique de la ferme familiale en polyculture et élevage imposent de reconsidérer leurs modèles économiques. Plusieurs voies semblent possibles. Elles comportent des risques et des opportunités et nécessitent d’importants changements en matière de compétences et mentalités.
- Grandir et se spécialiser : abandonner la polyculture et se spécialiser, mais cela suppose l’accès à des ressources foncières ou des capacités d’investissement souvent inaccessibles pour ce type de structure.
- Valoriser via des labels idoines : sortir de la logique de différentiation par le prix et mieux valoriser la qualité ou les spécificités des produits. L’initiative Montlait qui regroupe les producteurs de lait de montagne est emblématique de cette stratégie de repositionnement tout comme la démarche innovante C’est qui le patron ?. Elle nécessite une action collective ou une prise à témoin des consommateurs qui peut être accompagnée par les pouvoirs publics.
- Rationaliser les coûts de production : mobiliser les techniques de l’agro-écologie pour améliorer les rendements et basculer vers une plus grande technicité et complémentarité des activités. Cela suppose des changements de culture importants, de nouvelles compétences et une meilleure reconnaissance sur les marchés. Ici aussi le soutien des pouvoirs publics est incontournable.
- Se convertir en bio : ces exploitations peuvent aussi faire le choix de basculer en bio et valoriser ainsi leur production sur des marchés plus rémunérateurs. Les changements culturels et techniques sont très importants et nécessitent un accompagnement significatif pour réussir cette transition lourde, qui signifie concrètement une « perte » de plusieurs années de production. Les territoires ne sont pas tous égaux dans cette capacité de conversion en agriculture biologique.
Contrairement à l’image véhiculée, l’agriculture française est caractérisée par une très grande hétérogénéité des pratiques. Il n’existe pas une agriculture mais des agricultures. Cette hétérogénéité se traduit par des positionnements en matière de modèle économique très contrastés. Si certains modèles économiques s’avèrent rémunérateurs, d’autres au contraire conduisent les agriculteurs dans des impasses. Les pouvoirs publics et les candidats à l’élection présidentielle de 2017 doivent mieux intégrer cette diversité et conduire des actions ciblées qui permettront aux différents agriculteurs de tirer des revenus décents de leur travail.
Bertrand Valiorgue, Maître de conférences en stratégie et gouvernance des entreprises – Ecole Universitaire de Management de Clermont-Ferrand, Université d’Auvergne et Xavier Hollandts, Professeur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.