Arnaud Mercier, Université Paris II Panthéon-Assas
Dans cette campagne présidentielle 2017 totalement imprévisible, où les analyses proposées il y a 15 jours semblent déjà de la préhistoire, où les incongruités, les surprises, les rejets s’accumulent, l’affaire Fillon est intéressante à étudier pour ce qu’elle nous dit du mode de fonctionnement de l’opinion publique aujourd’hui et des mœurs politico-financières d’hier et du fossé qui sépare ces deux mondes.
Le pilori numérique
A l’ère de l’Internet et des réseaux socio-numériques pour tous, chacun peut vivre sur un mode trépidant et participatif une affaire politico-judiciaire. Tous les moyens technologiques sont à notre disposition pour la suivre selon une modalité obsédante : programmer des alertes d’actu, trier ses flux RSS par mot-clé, suivre des hashtags ciblés sur Twitter, etc. Et chacun peut jouer à l’inspecteur, fouillant les archives du web.
Car là où il est de coutume de présenter l’Internet comme le règne du flux, on oublie trop souvent que c’est tout autant un monde d’archives, un monde de traces, où on peut sur des sites dédiés, dans des bases de données, essayer pour soi-même ou par défis entre amis, de retrouver des vidéos, des propos, des photos que des personnalités ont laissés lors de leurs passages dans un média ou sur leurs propres supports d’expression.
L’art simplifié du montage, les captures écrans, les liens hypertextes font le reste : on peut alors administrer la preuve d’une omission, d’une contradiction, d’un mensonge. Vient alors le moment du partage et du commentaire, de ce que l’on a trouvé, de ce que d’autres citoyens ont déniché, ou de ce que les médias ont généré comme information. Les réseaux socionumériques servent de formidable chambre d’écho.
Il suffit alors que les faits soient choquants, la défense très hasardeuse, la personnalité fort célèbre, et tous ces mécanismes forgent un formidable tribunal de l’opinion, où les uns et les autres peuvent être cloués au pilori numérique. Inutile d’y chercher forcément, fatalement, un complot ou de basses manœuvres orchestrées. Une attention malveillante initiale, même individuelle et isolée, peut suffire.
Puis, grâce à un démarreur journalistique (ici Le Canard enchaîné, qui l’a été bien des fois dans le passé) et un accélérateur médiatique (la reprise du scoop par les autres rédactions et leur volonté de trouver d’autres anomalies), les faits se muent en « affaire ». On dira « gate » si on s’inscrit dans l’univers de référence culturel américain, où depuis l’affaire du Watergate (le nom d’un immeuble), affubler un mot clé de cette terminaison est le premier geste pour imprégner un fait du parfum du scandale (souvent avant que suffisamment de preuves soient réunies pour que le caractère scandaleux soit avéré).
Après le démarreur et l’accélérateur, les réseaux socionumériques provoquent l’emballement, jusqu’au risque du surrégime. L’envie est grande pour chacun d’entre nous, d’apporter son commentaire, une émoticône, un cri de colère, un signe de dégoût… Et c’est ainsi que naît le pilori numérique, auquel on contribue un peu tous.
#PenelopeGate, un hashtag infâmant bien injuste
Aujourd’hui Pénélope Fillon est sur ce pilori. Son prénom entaché d’un « gate » final, est synonyme d’affaire. Pourtant, elle n’a pas mérité tant d’infamie. On peut même dire que les témoignages d’elle ou sur elle qui sortent, que l’on exhume, sont cohérents et limpides : elle est sincère. Elle dit, avec des mots simples, dans une posture effacée, qu’elle n’a jamais travaillé pour son mari, qu’elle l’a soutenu mais en se tenant aussi éloignée que possible des turpitudes quotidiennes de la vie politique. Elle n’était pas son assistante, ne s’occupait pas de sa communication.
Il apparaît clairement que la seule personne dans ce dossier qui a toujours su parler franchement c’est elle. Les enquêteurs ont laissé fuiter dans la presse qu’elle aurait déclaré ne pas se souvenir d’avoir signé un contrat de travail. On peut en rire ou s’en étouffer de colère, mais le plus triste c’est que c’est sans doute vrai. Entendre l’avocat de François Fillon, sur le plateau de Public Sénat, tenter de décrédibiliser par avance le témoignage du Daily Telegraph que France 2 s’apprêtait à diffuser, en disant que ce qu’elle disait en 2007 était sans doute un élément de langage dicté par des communicants, avait quelque chose d’obscène.
Réduire cette femme au rang de marionnette ventriloque pour mieux défendre son mari, ne grandit pas l’avocat qui s’y livre. Chacun devine que Madame Fillon ne mérite pas de voir ainsi son prénom faire l’objet de l’opprobre numérique sous forme d’un #PenelopeGate, car le vrai responsable est bien son mari, François Fillon. Et c’est son déni qui expose sa femme, pas les médias.
Dans un contexte où chaque justification censée clore la polémique et éteindre l’incendie ouvre en fait un autre feu ; à l’heure où les dénégations, les réponses à côté, les contre accusations délirantes, les démentis aussi gênés que poussifs se succèdent, la parole passée de Pénélope Fillon est le seul havre de cohérence, le seul discours vrai, une vérité brute, désarmante de simplicité. Elle a fait et pas fait ce que son mari décidait pour elle. C’est bien d’un #FillonGate qu’il s’agit !
L’affaire tristement banale de mœurs politiques archaïques
François Fillon a légalement le droit de recruter sa femme et ses enfants. Moralement certains déjà le contestent. Mais la question est à un autre niveau : a-t-elle vraiment travaillé ? Et si les faits sont à peu près clairs pour tout le monde aujourd’hui (même si un non-travail est toujours difficile à prouver, car il faut trouver les preuves de l’absence !), l’enjeu est ailleurs.
Toutes ces turpitudes trahissent le rapport à l’argent de François Fillon. C’est un professionnel de la politique qui en vit depuis l’âge de 26 ans, qui en a épousé les mœurs les plus archaïques, celles qu’une majorité de Français ne supportent plus désormais. Il a cumulé les mandats, et il a bénéficié au maximum des largesses de l’utilisation opaque des fonds dévolus aux parlementaires pour accroître les revenus de sa famille : un papa, une maman et cinq enfants.
Certains jugeront qu’il a ainsi agi en bon père de famille et bon époux, permettant à sa femme de cumuler des points de retraite pour l’avenir et permettant au foyer de vivre mieux. D’autres (les plus nombreux sans doute) jugeront une telle attitude moralement condamnable (la Justice dira bientôt si cela l’est aussi pénalement) et dénonceront sa cupidité, son mélange des genres entre vie privée et argent public, la bonne conscience avec laquelle il l’a fait. Ce qui expliquerait pourquoi il semble toujours ne pas comprendre ce qu’on lui reproche et donc les errements de sa communication de crise, l’affaire ayant manifestement été sous-estimée au départ.
Au fond cette « affaire » est d’une profonde et triste banalité : un homme politique à l’ancienne, a bénéficié des largesses et de l’opacité du système de rémunération des élus et en a fait profiter sa famille. La politique était son gagne-pain et il a juste cherché à accroître ses revenus en multipliant les pains.
Du bon chrétien au pharisien
Et des dizaines d’années après, propulsé sous les feux de la rampe, visant l’investiture suprême, les mœurs ont changé. La tolérance des Français à l’égard de ces vieilles pratiques s’est affaissée. En période de crise économique aiguë, dans un cycle d’opinion très suspicieux vis-à-vis de la classe politique, il incarne ce que beaucoup rejettent. Pire, encore, ses pratiques sont en contradiction totale avec l’éthos politique qu’il a prétendu incarner.
Il se présentait comme un chrétien « irréprochable », le voilà pharisien hypocrite, ayant fait des années durant ce qu’il dénonce chez les autres (« les assistés qui profitent du système »). Pire encore, les faits qu’il ne conteste pas (il a rémunéré sa famille à des sommes supérieures à la moyenne de ceux exerçant les mêmes fonctions) sont en contradiction totale avec le discours de purge économique et de baisse drastique des dépenses publiques, sur lequel il a fondé sa crédibilité économique. Et l’on voit que le FillonGate n’est pas qu’un problème de personne c’est aussi un problème de programme.
Son image est à jamais écornée. Sa campagne est désormais inaudible, plus personne n’écoutant ce qu’il a à proposer tant qu’il n’a pas fourni des explications personnelles satisfaisantes. Mais son programme est aussi altéré, celui qui était devenu le programme de toute la droite après les primaires. Et s’il était, comme François Hollande, amené à lucidement décider de se retirer de la compétition, la question de son successeur deviendrait aussi une question de crédibilité du programme de la droite dans un contexte de déflagration de tous les repères.
Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse, Université Paris II Panthéon-Assas
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.