Point-de-vue. L’actuel débat sur la santé est majeur, personne n’en disconvient. À la condition que la santé, si négligée au sommet il n’y a pas si longtemps, ne soit pas prétexte à diluer les autres valeurs essentielles de la République, et parmi elles la Liberté qui nous est si chère.
Par Claude Vautrin, journaliste, écrivain
« Clochardisation de notre système de santé », pour reprendre l’éloquente expression de Cynthia Fleury, professeure titulaire de la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers (Le Monde 26/03/2020), scandales pharmaceutiques et sanitaires de grande ampleur, étranglement des crédits dédiés à la recherche, suppression par milliers de lits hospitaliers… les gouvernements successifs n’ont pas fait dans la dentelle ces deux dernières décennies pour plonger la santé publique dans le bain acide du capitalisme néolibéral.
Matraquages et gazages
La manière récente – il y a trois mois – de traiter le ras-le-bol des hospitaliers, alertant l’opinion sur les dégâts et les risques majeurs pour l’avenir ajoute à la réflexion. Les séquences de matraquages, de gazages, de répression violente des infirmières et des pompiers en colère restent dans toutes les mémoires éveillées.
De quoi déjà associer dans ce combat – d’hier, d’aujourd’hui et de demain – ces concepts majeurs de la République que sont la liberté et la santé pour tous. On ne fait pas donner du bâton contre les défenseurs des services publics, de la belle idée d’accès universel aux soins, bref de la justice sociale, sans arrière-pensée. Gardons donc ça en mémoire, car les femmes et les hommes en blanc, si adulés, caressés aujourd’hui par le pouvoir en place, auront besoin dès demain de notre vigilance au regard des choix sociétaux, dictés par le financiarisme en vogue ces deux dernières années.
Pour avoir observé le monde, je garde en mémoire la démonstration chilienne de telles dérives. Dans ce pays soumis aux Chicago Boys, élèves et disciples de Milton Friedman, l’économiste américain qui a fait du Chili de la dictature Pinochet le laboratoire mondial de l’ultralibéralisme, le service hospitalier public, livré à lui-même, transmet, faute de moyens, ses prérogatives au secteur… privé, à ses potentielles déviances.
« Le jour des pauvres »
À Santiago, une clinique voit ainsi sa salle d’attente, dédiée à la chirurgie et en capacité d’accueillir, la semaine, une soixantaine de patients, s’ouvrir à trois cents personnes, les dimanches et jours fériés. Place au « jour des pauvres » ! Vieillard en équilibre instable, faute de béquille, malade fatigué par un long voyage nocturne en bus, famille en angoisse, accompagnant l’enfant blessé, coût majeur du déplacement : peu importe. Il faut se partager les rares sièges, patienter, longtemps parfois. Dans la République renaissante, l’égalité n’a toujours pas force de loi. Faut-il en accepter le prix ?
Ici et maintenant, soyons d’autant plus vigilants qu’à bien observer la gestion au sommet, fût-elle procrastinatrice, de l’actuelle crise sanitaire du Covid, une petite étincelle me fait dire qu’une autre donne se confirme : les effets désormais actés de la « biopolitique », mieux encore du « biopouvoir », ce concept cher au philosophe Michel Foucault.
Sa vocation ? Gouverner le vivant et surtout contrôler les comportements, les gestes, les déplacements, intra et extra muros, les capacités physiques des uns et des autres à s’adapter à telle ou telle crise, à telle ou telle mesure, sans omettre en parallèle la mise en place de sanctions. Nous y sommes. Pas étonnant qu’ait été édicté en France le montant des amendes à qui enfreindrait le confinement, bien avant que n’ait été pensé le déficit de masques, de tests, de respirateurs… Ce que les migrants testent douloureusement depuis des années, nous en faisons l’expérience aujourd’hui.
Document liberticide
On l’a compris, insupportable, la restriction des libertés est en cause. Qu’elle qu’en soit d’ailleurs la dimension, individuelle, sociale, institutionnelle… Ici une résidente d’EPHAD très âgée confinée des semaines durant dans sa chambre étroite au risque de souffrir de pathologies destructrices ; là un uniforme contrôlant le panier de la ménagère et édictant ce qu’il convient ou non de boire, de manger, de développer un bien-être. La nourriture n’est pas que terrestre ! Etonnant, on en convient, que les temples de la lecture – bibliothèques, librairies… – aient été soudainement rayés du quotidien. On a même vu, dans les Vosges, un préfet pondre un arrêté interdisant de dialoguer dans la rue, fût-ce à un mètre de distance, ce qu’il appelait « un rassemblement statique à l’occasion des sorties quotidiennes ».
Le document liberticide a été suspendu par le juge des référés, suite au recours de la Ligue des Droits de l’Homme, avec le soutien d’ATTAC 88.
N’empêche ! Les forces moralisantes, en proie à l’autoritarisme, veillent. La vigilance citoyenne s’impose. L’affaire n’est pas que locale. N’a-t-on pas vu, comme réponse à la crise depuis mars dernier, les lois du travail bousculées par ordonnance, une Assemblée Nationale prise en otage et en incapacité de débattre des mesures de sortie du confinement. Un manque d’autant plus inquiétant que ces dernières étaient assorties à l’application numérique « Stop Covid 19 ».
L’idée cette fois ? « Surveiller les déplacements des personnes au moyen de leur smartphone ». Certains fatalistes me diront qu’il en est déjà ainsi. Certes, mais le développement d’une technologie employée par l’Etat à des fins de contrôle social mérite au minimum un débat national. À moins de vivifier l’axe Paris-Pékin !
Claude Vautrin (Écrivain-journaliste)