Florian Besson, Université de Lorraine et Maxime Fulconis, Sorbonne Université
Après une belle exposition consacrée à la publicité au Moyen Âge, la Tour Jean sans Peur propose une nouvelle exposition, centrée sur l’amour à l’époque médiévale. Offrant une place égale à des images d’époque fort bien choisies et à des textes accessibles et éclairants, elle est ouverte au public jusqu’à mi-septembre. Le sujet est très large et l’exposition s’attache à en couvrir tous les aspects, des plus spirituels aux plus charnels, des plus théoriques aux plus triviaux. Car l’amour prend plusieurs formes, qui se reflètent dans la forte polysémie du mot. Vertu religieuse fondamentale qui attache le fidèle à un Dieu bon et compatissant mort pour sauver les hommes, l’amour peut aussi se faire pulsion érotique. Toujours à mi-chemin entre le sentiment et la passion, à la fois louable et critiquable, nécessaire et dangereux, l’amour ne se laisse pas facilement définir, ni étudier.
L’exposition a d’abord l’intelligence de remettre en question un certain nombre de clichés bien connus du grand public : non, la ceinture de chasteté n’a pas existé au Moyen Âge ; et l’amour courtois est loin d’être platonique, car son but ultime est la conquête physique de la dame aimée, qui s’avère souvent être la femme du seigneur. Restent encore dans l’exposition un certain nombre d’idées trop souvent reçues : ainsi Héloïse et Abélard sont-ils toujours convoqués comme symbole même du couple follement amoureux, quand l’étude attentive de leur histoire ne laisse deviner que violences sexuelles et psychologiques. Pas facile de résister aux sirènes romantiques…
Comment dire l’amour ?
Une fois ces clichés dépassés, on peut aborder la réalité de l’amour médiéval. Contre l’image trop répandue d’un Moyen Âge prude, voire pudibond, l’exposition souligne que les médiévaux savent et aiment parler de sexe. Car des marginalia aux traités médicaux en passant par les fabliaux, l’amour et le sexe sont partout. On découvre avec plaisir un Moyen Âge grivois, voire pornographique…
La sexualité reste fortement encadrée par la société en général et par l’Église en particulier : celle-ci définit des positions licites, des jours autorisés, des pratiques interdites. Quant à l’amour, il reste pendant assez longtemps totalement étranger au couple : le discours sur l’amour conjugal n’est qu’une création historique qui s’épanouit timidement à partir du XIVe-XVe siècle, alors que les troubadours expliquent pendant plusieurs siècles que le bon amour ne peut qu’être adultère. Le célèbre Guillaume d’Aquitaine joue ainsi avec cette idée dans le premier vers d’un poème célèbre, qui s’entend comme un principe général avant qu’on comprenne qu’il est relié au suivant :
« Jamais nul ne sera bien fidèle
à l’amour s’il ne se soumet à lui. »
L’exposition met bien en valeur le fait que la civilisation médiévale et la nôtre sont étrangères à bien des égards. Certains symboles et métaphores de l’amour nous apparaissent tout à fait originaux : le lapin blanc est par exemple un symbole d’activité sexuelle, alors que l’écureuil représente le sexe féminin. D’autres nous sont plus familiers : il en va ainsi du cœur, dessiné sous sa forme contemporaine, qui apparaît au début du XIVe siècle.
Les modèles de beauté ont, eux aussi, largement évolué : la belle fille médiévale est blonde, blanche de peau, avec de petits seins… et des fesses très généreuses. Quant à l’homme, il aura soin de rester quelque peu négligé pour souligner sa virilité.
L’attention portée au vocabulaire traverse et enrichit l’exposition. Il ne s’agit pas que d’enjeux terminologiques. Les façons de décrire l’acte sexuel, par exemple, sont loin d’être innocentes : « battre l’enclume », « prendre le château », « mettre en perce le tonneau », « enfoncer la porte », « capturer la perdrix », etc., autant d’images qui font de la femme une proie dont l’homme victorieux doit se saisir, y compris par la force.
Qui fait l’amour ?
Car c’est également l’un des axes structurants de l’exposition : l’amour entraîne une répartition très genrée des rôles. Hommes et femmes ne sont pas égaux face à la sexualité. L’impératif de virginité et de fidélité repose plus sur la femme que sur l’homme : la femme adultère est sévèrement punie, tandis que la société met en place des cadres au sein desquels les écarts comportementaux masculins sont tolérés – même s’ils restent condamnés en théorie, notamment par l’Église. Dans de nombreuses villes, les bordels sont ainsi gérés par l’institution communale. De même, l’épouse est tenue d’accueillir et d’élever les enfants bâtards de son mari !
La sexualité féminine est, très tôt, mise au service de son époux : l’auteur du Mesnagier de Paris, un manuel de la bonne épouse écrit par un bourgeois parisien, écrit explicitement que la femme doit se préoccuper du bonheur sexuel de son époux. Rien, évidemment, n’est dit de son bonheur à elle, encore moins de son plaisir. Les médecins médiévaux savent pourtant identifier le rôle du clitoris, et plusieurs théorisent la nécessité de l’orgasme féminin pour la procréation. Plus encore, les femmes sont exposées à un ensemble de violences sexuelles multiformes : des viols collectifs, pratiqués par de jeunes célibataires en milieu urbain, ou encore des enlèvements, le rapt étant une pratique très répandue notamment durant l’époque altimédiévale.
Ces réalités sont importantes non seulement pour l’histoire des femmes médiévales, mais également parce que les modèles qui se mettent en place à cette époque continuent largement à influencer nos structures sociales et mentales. Il en va ainsi de la répression de l’homosexualité : d’abord largement tolérée, celle-ci devient un péché condamné par l’Église à partir du XIe-XIIe siècle et commence à être puni par les pouvoirs laïcs à partir des XIIIe-XIVe siècles. Nos sociétés contemporaines ont mis des siècles à se détacher de ces constructions, et le travail n’est d’ailleurs toujours pas terminé, comme le rappellent tristement le nombre d’actes homophobes commis en France l’année dernière.
On peut toujours, bien sûr, énoncer quelques manques ou formuler quelques regrets : on aurait aimé par exemple voir plus d’objets dans l’exposition, au lieu de reproductions en papier ou en carton. Des bijoux, des manuscrits, une tapisserie, voire même un objet contemporain telle cette fausse ceinture de chasteté datant du début du XIXe siècle que possède le Musée de Cluny, auraient utilement enrichi l’exposition.
De même l’exposition porte-t-elle surtout sur les derniers siècles du Moyen Âge, à partir du XIIIe siècle, en exploitant – à raison – ces riches textes que sont le Mesnagier de Paris ou le Roman de la Rose ; mais cette focalisation se fait quelque peu au détriment du haut Moyen Âge, alors qu’il aurait été intéressant, par exemple, de souligner les évolutions que connaît le sentiment amoureux entre l’Antiquité romaine et l’époque médiévale.
Enfin, l’exposition aurait également gagné à s’attarder un peu plus sur la question du ressenti des médiévaux eux-mêmes. De nombreuses sources auraient en effet permis d’évoquer la vigueur du sentiment amoureux, décliné dans des formes qui peuvent nous sembler très contemporaines, et qui vont de la brûlure de la jalousie à la tristesse de la rupture en passant par l’angoisse du « premier rendez-vous » ou les atermoiements de la « friend zone »… Le trouvère Raimbaud d’Orange pleure ainsi sa douleur d’être rejeté par sa dame, dans des vers qui pourraient être écrits aujourd’hui :
Je suis allé comme chose inverse
cherchant par crevasses vaux et collines
tourmenté comme un que la glace
bouscule torture tranche
Cette approche aurait été d’autant plus intéressante que les ouvrages sur l’histoire des émotions se multiplient ces dernières années.
L’exposition n’en reste pas moins très bien conçue, à la fois très accessible au grand public et très bien informée. Elle s’inscrit de plus fortement dans l’actualité de la recherche, comme l’était l’exposition précédente. Ce faisant, la Tour Jean sans Peur confirme avec brio la place fondamentale qu’elle occupe aujourd’hui dans la diffusion de la recherche en histoire médiévale.
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Florian Besson, Docteur en histoire médiévale de l’Université Paris-Sorbonne et ATER à l’Université de Lorraine (Metz), Université de Lorraine et Maxime Fulconis, Doctorant à l’Université Paris-Sorbonne, (Ecole Doctorale Mondes Ancien et Médiévaux) , Sorbonne Université
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.