Jean-Eric Branaa, Université Panthéon-Assas
Si pour la plupart des candidats à la présidentielle américaine, la principale difficulté est d’être au final identifié par les électeurs, ce n’est certainement pas l’un des problèmes d’Hillary Clinton. Pendant les deux années qui ont précédé le lancement de la campagne pour les primaires aux États-Unis, on nous promettait une affiche Bush-Clinton. Une affiche avec un arrière-goût de dynastie, tant prisée par les Européens, tout autant qu’elle est rejetée par des Américains si soucieux d’égalité et de mêmes chances pour tous.
Le nom d’Hillary Clinton fait partie du paysage politico-médiatique américain depuis bien plus longtemps que les électeurs ne peuvent s’en souvenir : la petite Hillary Rodham est née au milieu d’une famille qui lui a inculqué des idées progressistes quant au rôle des femmes dans la société. Ils étaient pourtant républicains et méthodistes, ce qui l’a incitée à s’engager dans les rangs du parti conservateur au sortir de l’adolescence.
Sa rencontre avec Bill Clinton va changer tout cela et la femme qui sera aux côtés du nouveau gouverneur de l’Arkansas s’impliquera très fortement pour sortir cet État de l’ornière d’une éducation à la traîne, en comparaison avec les résultats observés dans le reste du pays. Devenue la Première dame des États-Unis, c’est à la question de la protection sociale qu’elle consacre toute son énergie. À la fin du mandat de son mari (en 2000), personne ne s’étonne alors de la retrouver au premier plan dans l’arène politique, avec un mandat de sénateur de New York, une candidature à la présidentielle en 2008 et un brillant passage par le ministère des Affaires étrangères (le Département d’État).
Une équipe pléthorique, souple et décentralisée
Paradoxalement, pourtant, c’est tout cela qu’Hillary tente de gommer aujourd’hui, du moins dans la première partie de sa campagne, comme l’admet une de ses conseillères, Tracy Sefl, lors de son passage récent à Paris. Car être la femme la plus connue des États-Unis n’est pas un avantage, particulièrement auprès des jeunes, comme l’explique Tracy Sefl :
Alors que je faisais une conférence à Brown [University], une étudiante m’a déclaré qu’Hillary n’apporte rien de neuf. Les jeunes ne considèrent pas qu’elle peut leur apporter quelque chose parce qu’elle est là depuis toujours.
Et, en effet, c’est bien là un des maux contre lesquels doit se battre l’équipe d’Hillary : le trop-plein d’expérience donne une impression que la candidate est inaccessible. En renvoyant à l’électeur une vision qu’il est trop loin du pouvoir, cela renforce l’image déshumanisée d’une politicienne qui évolue dans une autre sphère.
Les résultats des différentes primaires sont éloquents, jusqu’à 85 % du vote jeune s’est porté sur Bernie Sanders. « Le jeune de la campagne ? » s’interroge Tracy Sefl, mi-ironique, mi-incrédule. Il y a là une bizarrerie qui dépasse largement le phénomène Clinton et contre lequel sa pléthorique équipe de campagne – composée de 65 personnes – semble ne pas pouvoir lutter
L’équipe est large car il faut pouvoir adresser des messages à toutes les franges de la population. Entre un attaché à la communauté noire, un autre aux hispaniques, d’autres encore aux asiatiques, aux ouvriers, aux retraités, aux femmes seules, aux classes moyennes ou aux jeunes, les équipes de campagne spécialisée, à l’américaine, constituées en « départements » et se collant à une réalité multiethniques et multiconfessionnelle, ne ressemblent en rien à une organisation à la française, plus resserrée, pyramidale et polyvalente. Pour donner du corps à l’ensemble, il y a bien un chef d’orchestre – Jennifer Palmieri – mais l’organisation reste souple et décentralisée.
Ainsi, elle peut s’adapter au fil de temps et des déplacements : pour la primaire en Iowa, l’équipe de communication s’est considérablement élargie, car il ne fallait pas rater ce premier grand rendez-vous. À partir du New Hampshire, l’équipe a été réduite d’une dizaine de personnes.
Pour les deux « Super Tuesdays » qui se sont succédé, les équipes ont été à nouveau renforcées, mais également éclatées et réparties dans les différents États, chacune devant apporter une réponse adaptée à l’objectif visé. Avec les primaires du Sud, l’équipe s’est concentrée sur un message en direction des Afro-Américains, avec des rendez-vous plus modestes, pas de grands meetings.
A bord de son van
Aux yeux de Tracy Self, cette stratégie de communication explique également la raison de la désaffection de certains électeurs :
Tout le monde aime faire partie d’un grand show dans lequel se retrouvent plusieurs milliers de personnes, voire des dizaines de milliers de personnes. Les meetings d’Hillary sont plus intimes parce qu’elle a fait le choix d’une campagne plus humble et plus à l’écoute des gens.
Face au volcanique Bernie Sanders ou à l’incontrôlable Donald Trump, son choix est de poursuivre sa route en gardant le cap. C’est vrai qu’il n’y a pas 30 000 personnes dans ses meetings : après la déclaration de candidature, elle est partie à bord de son van sillonner les routes de l’Ohio pour aller à la rencontre des gens.
C’était symbolique de la campagne qu’elle souhaite mener. « C’est une campagne qui correspond davantage à des populations fragilisées, blessées ou en difficulté. » Les rencontres sont plus petites, plus intimes, on a souvent l’impression de pouvoir parler avec la candidate. « Il faut que la candidate soit bousculée », estime la conseillère en communication. « Lorsque j’étais impliquée dans Ready for Hillary » (un PAC – comité d’action politique – qui a milité pour la candidature de la démocrate) « je disais souvent que ce serait formidable d’arriver à une convention ouverte. » Les gens ont besoin de savoir que leur choix compte, qu’il est pris en compte.
Dominos et sauce piquante
Quand on réalise qu’il y a tant de personnes qui travaillent à la communication, et sachant que ces équipes vont encore être renforcées pour la campagne générale qui commence en septembre, peut alors se poser la question de la réalité liée à cette communication. Tout n’est-il pas un peu trop réglé, organisé, figé, sous contrôle ?
Hillary Clinton raconte l’histoire d’une Amérique vue par le prisme de ses rencontres. Ce sont des Américains pris dans leur quotidien, sur leur lieu de travail, dans leurs loisirs ou dans l’instantanéité d’un moment privilégié. La séquence avec Mickey, le vendeur de glace, des joueurs de dominos dans la maison de retraite ou du repas partagé avec des hispaniques sont des scénettes de la vie quotidienne. Elles peuvent, bien entendu, paraître surjouées ou trop bien construites pour être vraies. « Il y a pourtant de vrais moments de vie dans ces scènes », confie Tracy Sefl.
On n’imagine pas à quel point la vie d’Hillary Clinton est scrutée, disséquée, analysée et commentée. Il n’y a aucun oxygène pour lui permettre de respirer et d’être elle-même. Et pourtant, on entend sa réflexion lorsqu’un journaliste lui pose la question du nombre de calories dans la scène avec le glacier : elle est alors comme n’importe quelle femme qui a envie, à un moment, de goûter elle-aussi à cette glace délicieuse. Zut pour les calories !
Tracy Sefl confie aussi que les médias n’aiment pas ce qui ne rentre pas dans les cases : Hillary a été beaucoup critiquée pour avoir sorti de la sauce piquante de son sac lors d’une rencontre avec des hispaniques ; cela faisait « un peu trop ». « Pourtant c’est vraiment elle : tous ceux qui la connaissent savent qu’elle a réellement de la sauce piquante dans son sac ! » s’exclame la conseillère de com.
« Et mes cheveux ? Ils sont vrais.. »
L’attente des médias se situe ailleurs, dans l’espoir de la capture d’un temps différent, non prévu, un énervement, un moment de fatigue. Là encore, l’absence de ces moments donne lieu à un sentiment mitigé, celui d’un manque d’humanité. La seule alternative est d’inventer ces moments où, car ils sont eux-mêmes extrêmement contrôlés, on les fait ressortir en usant et abusant de superlatifs. L’effet obtenu renforce l’incompréhension : c’est donc ça « s’énerver » dans les sphères du pouvoir ? Quel contraste avec un Donald Trump, par exemple !
La campagne des primaires l’a démontré : peu importe l’expérience, ce qui compte c’est d’être vrai. L’équipe qui entoure Hillary Clinton a choisi la carte de l’humain pour changer l’image trop technocrate de la candidate. Il ne faut surtout pas tomber dans le piège qui a fait chuter Al Gore en 2000, alors qu’il était perçu comme le plus intelligent et le plus qualifié, mais également le plus éloigné des préoccupations des gens. Pas si facile, cependant, d’avoir l’air proche du public.
C’est donc l’humour qui a été choisi pour arriver à cette fin, ce qui n’est pas toujours une grande réussite dans le cas d’Hillary Clinton : il arrive, en effet, que certaines de ses petites blagues ressemblent davantage à de l’humour d’une grand-mère un peu trop décalée. Et qui raterait son effet. Le « Comment faire pour nettoyer un ordinateur ? Avec un chiffon ? » entre bien entendu dans cette catégorie. Hillary est bien meilleure lorsque ses traits d’humour visent ses opposants, comme les plaisanteries sur les cheveux qui visent indirectement Donald Trump : « Et mes cheveux ? Ils sont vrais, mais pas la couleur… »
La campagne d’Hillary Clinton suit donc une logique très cohérente, en fixant la campagne au niveau de ce qui est attendu au quotidien. Les spots TV et radios sont déclinés autour d’une thématique unique, qui est la diversité américaine, avec un message générique qui rappelle l’ancienne devise du pays : « Nous sommes différents mais ensemble nous sommes meilleurs. » En se positionnant comme porte-parole d’une classe moyenne qui a besoin d’un porte-voix, Hillary Clinton atteint son objectif d’humanisation.
C’est finalement son âge, qu’elle ne cache pas et sur lequel elle joue également, qui lui permet de se présenter comme bienveillante et compassionnelle : la grand-mère de l’Amérique. Dans ce rôle, elle retrouve sa spontanéité, ce qui lui permet de prendre des enfants dans ses bras, comme elle le ferait avec ses propres petits-enfants et d’exprimer son ressenti… Tout en faisant une très bonne com.
Jean-Eric Branaa, Maître de conférences politique et société américaines, Université Panthéon-Assas
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.