Sandra Bertezene, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
À l’hôpital, des robots assistent les chirurgiens lors d’opérations de la colonne vertébrale ; des machines assurent la préparation des médicaments et leur délivrance auprès des patients ; des personnes ayant subi un accident vasculaire cérébral (AVC) réapprennent à marcher avec un exosquelette, sorte d’armature permettant d’accompagner le mouvement grâce aux signaux émis par le cerveau.
Les machines sont désormais capables de prouesses inimaginables il y a seulement quelques années. Du coup, leurs ventes augmentent de manière spectaculaire à l’échelle mondiale. Selon la Fédération internationale de la robotique, les ventes de robots d’assistance aux personnes handicapées, par exemple, sont passées de 4 713 unités en 2015 à 5 305 en 2016 et celles d’exosquelettes, de 4 970 unités en 2015 à 6 018 en 2016.
S’il est un pays pionnier en matière de robots destinés à la santé, c’est bien le Japon. Il en développe et en utilise bien plus qu’on ne le fait en France. Ses pratiques peuvent être une source d’inspiration et nous aider à répondre à des problématiques similaires, notamment celle du vieillissement de notre population.
Le papy boom nippon
L’espérance de vie au Japon est la plus élevée au monde. Le taux de natalité, en revanche, figure parmi les plus bas. Dans ce pays comptant deux fois plus d’habitants que la France (127 millions), le défi est donc d’accompagner des personnes de plus en plus âgées, dépendantes, handicapées et malades, alors que le nombre de soignants ne cesse de diminuer, compte tenu du déclin démographique.
Pour faire face à ce déséquilibre croissant, différentes solutions sont mises en œuvre, parmi lesquelles la robotisation des services et des établissements de santé. Elle est largement soutenue par les pouvoirs publics puisque parallèlement, elle favorise croissance et productivité.
L’essor de la robotique médicale
Le Japon compte près de 1 280 robots pour 10 000 salariés, alors qu’en France le rapport est dix fois moindre. Cette situation s’explique par le soutien important de l’État japonais depuis plus de vingt ans au secteur de la robotique, qui se manifeste notamment par une prise en charge de 50 à 60 % du coût de recherche et de développement des fabricants. L’État soutient aussi les entreprises qui produisent à « bas prix » (environ 800 euros) des robots capables d’accompagner les personnes dépendantes dans leur quotidien : les soulever depuis leur lit et les déplacer, les assister dans leur toilette, etc.
Miser sur la robotique a favorisé l’essor de la recherche et des emplois dans ce secteur, faisant du Japon un des leaders mondiaux en la matière.
L’objet peut être enterré avec le défunt
Dans la culture japonaise, le rapport aux objets (et parmi eux les robots) est différent du nôtre. Objets et humains font partie d’un tout. On le voit sur le mont Kōya, un lieu sacré au sud d’Osaka. Il accueille un immense cimetière, dont les tombes sont remplies d’objets aussi hétéroclites que des pompes à eau ou de la vaisselle.
Si un objet a fait partie intégrante de la vie d’un proche, s’il a changé et amélioré son existence – cela pourrait être le cas d’un fauteuil roulant, par exemple – alors il peut être enterré avec le défunt, comme l’explique Paul Dumouchel, professeur de philosophie à Kyoto, dans son article de 2015, La vie des robots et la nôtre.
Astro Boy versus Terminator
Ce rapport particulier aux objets peut s’expliquer par le principe d’immanence, notamment présent dans le shintoïsme, spiritualité prédominante au Japon. Les montagnes et les animaux ont une âme, les dieux sont présents dans chaque élément, vivant ou non, et l’au-delà n’existe pas. Cette vision non hiérarchisée et non divisée du monde s’oppose à notre approche occidentale du cosmos, imprégnée du principe de transcendance selon lequel un ordre supérieur régit le monde.
Le Japon a ainsi donné naissance aux robots Astro Boy et Goldorak. Ces attachants personnages de manga sont bien moins inquiétants que Terminator et les réplicants de Blade Runner dont le comportement remet en question la transcendance des hommes.
Améliorer, dépasser, inventer
Une autre différence culturelle entre l’Occident et le Japon se joue dans l’essor pris par les robots dans ce pays. En effet, Jean‑François Sabouret, sociologue spécialiste du Japon, écrivait en 2008 : « à chaque époque le Japon semble faire preuve d’une grande célérité pour introduire en les maîtrisant les technologies venues d’ailleurs. Tout au cours de son histoire, il a dominé aussi bien les savoirs venus de Chine que ceux venus d’Occident. Dominer veut dire ici, comprendre et refaire le même geste, c’est-à-dire recréer, puis, à partir de là, améliorer, dépasser, inventer ».
Cette tradition explique le fait que les connaissances d’abord rapportées de Chine, puis plus tard des États-Unis et d’Europe, soient assimilées et enrichies en continu. Il en est de même aujourd’hui s’agissant du numérique en général et de la robotique en particulier.
Le Japon, un laboratoire d’idées pour la France
La France est très différente du Japon, mais nos problèmes de démographie nous rapprochent. Aujourd’hui, notre pays compte, parmi ses 67 millions d’habitants, 1,3 million de personnes âgées de plus de 85 ans. Et il y en aura 5,4 millions en 2060. Le vieillissement de la population fait émerger une nouvelle filière industrielle, l’économie des seniors ou « silver economy », considérée par la Commission européenne comme une source d’emplois importante pour les décennies à venir.
Le Japon nous permet d’observer la mise en œuvre et les impacts des technologies du numérique et de la robotique auprès des personnes âgées, dépendantes, malades ou en situation de handicap. Tout en portant une grande attention aux particularités françaises, nous pouvons utiliser l’exemple du Japon comme un véritable laboratoire d’idées pour les pouvoirs publics, les entreprises, mais également les organisations hospitalières et médico-sociales de notre pays. Ces dernières se dotent déjà de ce type de technologies pour prendre en charge et accompagner nos aînés afin de maintenir leur autonomie aussi longtemps que possible. Dans ce cadre, il est toujours important d’apprendre des autres afin d’éviter les erreurs, de gagner du temps, de progresser.
Sandra Bertezene, Professeur titulaire de la Chaire de gestion des services de santé, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.