Si la chasse, mort loisir, recrute ses adeptes dans une ruralité vieillissante et désuète, la corrida, mort spectacle, recueille des amateurs mondains, urbains, snobinards à souhait, parfois « cultureux », parfois issus du monde politique, des importants des médias, du spectacle et même des lettrés.
C’est que la tauromachie représente « une culture », « un art », une symbolique de l’homme contre la bête, du courage face à la mort donnée et tout un verbiage fumeux et imposteur. A l’instar des jeux du cirque, où s’affrontaient des gladiateurs esclaves ou prisonniers vaincus, la scénographie sanglante des arènes ne sera jamais qu’une séance publique de torture d’un herbivore pour faire frissonner une foule malsaine. Ici, rien d’autre qu’une agonie cruelle érigée en jouissance sadique. Les piques qui déchirent les chairs, les coups, les crochets plantés dans le corps, les épées qui perforent les poumons, le sang qui étouffe l’animal, tous ces sévices infâmes procurent à ces inquiétants spectateurs des transes hideuses. Qu’importe le lyrisme de pacotille de ces sadiques qui n’excuse pas plus leur crime que l’éventuel talent littéraire du marquis de SADE atténue l’horreur de ses assassinats.
Abolir cette monstruosité
Intellectuels, qui vous exhibez sur les gradins des arènes, héritiers de ces écrivains, de ces poètes, de ces philosophes qui au siècle passé faillirent en chantant les louanges des pires totalitarismes, vous illustrez cette sombre constatation que le talent et même le génie ne prémunissent pas contre la faute et l’ignominie. Vos prédécesseurs allèrent au nazisme ou au stalinisme, en refusant le réel, comme vous allez à la corrida. Préférant l’idée abstraite à la réalité, ils sacrifiaient des vies à l’émergence d’un « homme nouveau », comme vous refusez de voir la souffrance d’un être sensible derrière le mirage de « la culture », « de l’art », de la symbolique de l’homme terrassant la bête. Vos abstractions vous empêchent de percevoir les faits, et vos mots menteurs couvrent des cris de douleur. Ce que révèle la corrida est une constante humaine : le préjugé, l’idée, le concept, le grégarisme peuvent brouiller la compréhension du monde tel qu’il est. D’ailleurs, sans la souffrance de l’animal, sans le sang et la mort, le spectacle ne serait pas.
Combien de temps faudra-t-il pour abolir cette monstruosité ? En France, la condition « animale » peine à émerger du négationisme imposé par les monothéismes et l’idéologie de l’animal machine, idéologie paravent pour tous les intérêts sordides impliquant la réification des animaux. La classe politique inconsistante, soucieuse de communication et nullement occupée de convictions, préfère détourner la tête et se garde bien de légiférer sur un sujet qu’elle qualifierait, dans son indigence éthique, de passionnel. Or, l’immense majorité de nos contemporains réprouve la torture d’un animal. J’accuse de lâcheté cette classe politique pusillanime, face à cette vertigineuse horreur. Je sais que l’homme politique qui célèbre la torture et la mort pâtit d’une dépravation morale et que son « coup de menton mussolinien » trahit une psychologie franquiste.
Bien sûr, les sadiques affirmeront que le taureau éprouve une indéniable douleur dont il manifeste le ressenti.
La jubilation du spectacle
Mais, pour eux, il y a douleur et non souffrance, celle-ci s’entendant de la conscience d’une situation cruelle et périlleuse. Il faut une splendide mauvaise foi ou une ignorance crasse pour penser que l’animal ne perçoit pas le stress, n’appréhende pas la déchirure et la mort. Celui qui a côtoyé un animal, chien, chat, cheval ou autre, sait parfaitement qu’outre la douleur purement physique, l’animal possède une conscience de son identité, un effroi face à un danger, à une agression, à une menace. Aussi, il est acquis que le taureau souffre durant vingt minutes, avant de trouver une délivrance dans le néant qui absorbe tout. D’autres, dont le juriste et philosophe anglais, Bentham (1748-1832) l’ont énoncé avant nous : « La question n’est pas de savoir si l’animal peut raisonner ou parler mais s’il peut souffrir ». L’amateur de corrida n’ignore rien de la souffrance du taureau. Cette souffrance participe même de la jubilation prodiguée par le spectacle. Sans elle, sans le sang, sans la mort, cet humain, tellement différent de nous, ne ressentirait rien. Entre lui et nous, il y a davantage qu’une condamnation d’une scénographie macabre.
Pour nous, la jouissance naît de celle qu’on procure à autrui, jamais des tourments qu’on lui occasionne. C’est ce que j’appelle le processus d’hominisation culturel, par-delà l’hominisation biologique. La persistance de la chasse, de la corrida, de la guerre, de l’assassinat, de l’exploitation prouve que ce processus n’est point parachevé. Ils disent : « tradition ». L’ancienneté d’un fait social ne le légitime nullement. Le meurtre, le génocide, le viol, la misogynie, l’obscurantisme remontent à la nuit des temps. Faut-il les perpétuer, les vénérer, les entretenir, parce qu’ils sont traditionnels ? Nous, écologistes, devons exiger, pour passer un contrat de majorité politique avec une autre force, l’abolition de la corrida. Je le propose et, pour ma part, ne participerai jamais à une coalition tolérant l’intolérable. L’acceptation de la torture tauromachique constitue une faute absolue et la condamnation de cette insondable cruauté un impérieux devoir. Cet affrontement, ce heurt des consciences, discriminent, d’une part, les femmes et hommes de mieux, d’hédonisme altruiste et, d’autre part, les amateurs de tueries.
N’exigeons pas des clercs qu’ils proclament toujours la Vérité, discernent en permanence la Justice, louent l’empathie. Ne faisons pas grief à quiconque de ne point atteindre les sommets. Mais lorsque le clerc célèbre le crime, il confine à l’abjection.