Sylvie Pierre, Université de Lorraine
Devant la recrudescence des fake news sur les réseaux sociaux, la Commission européenne a lancé une consultation publique sur les fausses nouvelles et la désinformation visant à mobiliser citoyens, acteurs privés et publics sur la question. Former aux médias et à l’information en développant l’esprit critique constitue un enjeu éducatif essentiel pour les jeunes générations.
La pensée critique : une idée ancienne
La question de la formation à l’esprit critique chez les jeunes n’est pas nouvelle dans le système d’enseignement français car l’école a toujours cherché à accroître la part du rationnel et du raisonnable dans la société. Condorcet affirmait déjà dans son rapport de 1792 (Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique Présentation à l’Assemblée législative : 20 et 21 avril 1792) :
« […] Il ne s’agit pas de soumettre, chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison […] ».
Aujourd’hui avec le développement d’Internet, nous assistons à une transformation des comportements et des pratiques sociales. Si le contexte et la nature des risques ont changé, l’école conserve la même ambition : former les élèves à penser librement et permettre la construction progressive d’esprits éclairés, autonomes et critiques capables à résister à toutes formes d’emprises.
Un contexte institutionnel renouvelé
En 2007, dans leur rapport L’éducation aux médias. État des lieux, enjeux, perspectives, C. Beccheti-Bizot et A. Brunet définissaient l’éducation aux médias comme
« toute démarche visant à permettre à l’élève de connaître, de lire, de comprendre et d’apprécier les représentations et les messages issus de différents types de médias auxquels il est quotidiennement confronté, de s’y orienter et d’utiliser de manière pertinente, critique et réfléchie ces grands supports de diffusion et les contenus qu’ils véhiculent »
et faisaient de cet enseignement un « impératif démocratique ». Cependant, malgré les multiples recommandations, l’éducation aux médias ne s’est pas généralisée dans les pratiques enseignantes.
Les attentats du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et le défi du complotisme souligné dans plusieurs rapports, ont conduit à une « grande mobilisation pour les valeurs de la République », amenant à une réflexion renouvelée sur l’esprit critique et l’éducation aux médias et à l’information (EMI). Le concept d’éducation à l’information est envisagé comme _« un concept plus large et plus ambitieux _ » qui « porte en lui une dimension civique propre ».
L’EMI, inscrite dans la loi de refondation de l’école de 2013, constitue un axe fort des nouveaux programmes (enseignement moral et civique, parcours citoyen). Elle se donne comme objectif « de permettre aux élèves d’exercer leur citoyenneté dans une société de l’information et de la communication, former des « cybercitoyens » actifs, éclairés et responsables de demain ».
Il s’agit de développer des compétences de recherche, de sélection et d’interprétation de l’information, ainsi que de l’évaluation des sources et des contenus mais aussi de permettre une compréhension des médias, des réseaux et des phénomènes informationnels dans toutes leurs dimensions : économique, sociétale, technique, éthique. Cet enseignement est intégré de manière transversale dans les différentes disciplines et est déclinée en compétences dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture.
Ainsi, l’approche politique de l’EMI est développée de manière explicite dans les politiques éducatives récentes attestant d’une convergence entre les éducations à l’information, aux médias, mais aussi au numérique.
En quoi consiste la formation à l’esprit critique ?
L’esprit critique est « à la fois un état d’esprit et un ensemble de pratiques qui se nourrissent mutuellement. En effet, l’esprit critique n’est jamais un acquis. Il est une exigence, toujours à actualiser. Il naît et se renforce par des pratiques, dans un progrès continuel : on ne peut jamais prétendre le posséder parfaitement et en tous domaines, mais on doit toujours chercher à l’accroître »
Il s’agit de développer des compétences visant à s’informer et à évaluer l’information, de sorte à distinguer les interprétations validées par l’expérience, les hypothèses, les opinions face aux croyances.
L’esprit critique s’applique à de nombreux domaines et en particulier à l’information numérique par définition diffuse, morcelée et complexe voire irrationnelle. Il s’agit, dans le cas des fake news, de savoir identifier et comprendre la signification des informations mensongères fabriquées par des individus, des mouvements ou des puissances étrangères que les réseaux sociaux permettent de diffuser à grande échelle, sans participer volontairement ou à son insu à leur diffusion.
Cette formation à l’esprit critique s’inscrit ainsi dans une dynamique, un processus de transformation de l’individu sur le temps :
« L’EMI ne s’acquiert pas en une fois. Il s’agit plutôt d’un processus vivant et d’une dynamique qui s’achèvent une fois que l’ensemble des connaissances, compétences et attitudes, ainsi que l’accès, l’évaluation, l’utilisation, la production et la communication de contenus médiatiques ont été assimilés. »
Les méthodes pour éduquer à l’esprit critique sont actives puisque ce sont les pratiques qui nourrissent les attitudes. Débat argumenté, pédagogie par projets, EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), les démarches pédagogiques sont nombreuses. Les enseignant·e·s doivent avant tout prendre en compte les représentations des élèves et partir de leurs pratiques réelles, en prenant le temps de dialoguer avec eux pour cerner la réalité de leur culture numérique et médiatique. Le questionnement des imaginaires fait partie des démarches à mettre en œuvre car les fake news naissent de représentations collectives qui préexistent à leur naissance.
Des enseignants formés par et à la recherche
Dans le contexte actuel, plus que jamais, la formation des enseignant·e·s se fait sentir concernant la manière dont ils peuvent incorporer l’information numérique à leurs pratiques.
Un premier point concerne les compétences des enseignant·e·s. La formation à l’esprit critique des élèves dans le champ numérique nécessite des compétences précises et définies. Cela renvoie à une attitude réflexive sur ses connaissances et sur leur degré de certitude (Daniel Fabre, Eduquer à l’incertitude. Élèves, enseignants : comment sortir du piège du dogmatisme Collection : Enfances, Dunod, 2016)
Un second point est la nécessaire articulation de la formation et de la recherche. Le domaine de l’information numérique se modifie sans cesse et évolue plus vite que sa conceptualisation par les acteurs du système éducatif. Les travaux de recherche, nombreux en France et sur le plan européen, permettent d’appréhender la connaissance avec réflexivité et objectivité en s’intéressant à de nombreux objets comme la translittératie (Laurence Corroy-Labardens, Francis Barbey et Alain Kiyindou (2015), Education aux médias à l’heure des réseaux) concept émergent, la mise en œuvre didactique de l’EMI, l’analyse des pratiques informationnelles des élèves, les théories du complot, etc.
Pour conclure, la mobilisation actuelle concernant les fake news doit accentuer la nécessaire prise en compte de l’EMI dans la formation professionnelle des enseignant·e·s au même titre que les enseignements fondamentaux. L’enjeu est démocratique.
Sylvie Pierre, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication/Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.