Claire Metz, Université de Strasbourg et Anne Thévenot, Université de Strasbourg
Les violences conjugales, par leur ampleur et par leur gravité, alarment depuis un certain temps les pouvoirs publics et l’opinion, sans toutefois que l’on puisse réellement repérer une nette régression du phénomène. Au 3 septembre 2019, jour où le gouvernement lance son Grenelle des violences conjugales, on compte déjà 100 femmes décédées.
Or, au-delà de la violence exercée entre adultes, il nous semble crucial d’examiner la façon dont les enfants sont affectés au long terme par cette violence. Ces derniers peuvent reproduire les comportements auxquels ils ont été témoins ou exposés comme le suggèrent plusieurs travaux réalisés aux États-Unis et au Canada.
Nous émettons ainsi l’hypothèse, appuyée par nos recherches récentes, que, sans accompagnement dédié, l’enfant s’identifie à l’agresseur et que la violence conjugale peut se reproduire de génération en génération.
Impacts sur la santé des enfants
Les données insistent sur les difficultés comportementales de ces enfants, ainsi que sur les risques de reproduction à la génération suivante. Il a fallu cependant attendre 2006 pour qu’un rapport du Conseil de l’Europe sensibilise les États membres aux répercussions qu’entraînent les violences au sein du couple sur le bien-être des enfants.
Pourtant, en 2001, le rapport Henrion précisait déjà :
« Lors des scènes de violences, les enfants adoptent différentes attitudes : la fuite, l’observation silencieuse ou l’intervention. Comme pour leur mère, la violence conjugale a de nombreux impacts sur leur santé. »
Parmi la longue liste de répercussions observées sur l’enfant, citons les troubles du comportement et de la conduite car
« la terreur engendrée par cette violence déséquilibre l’enfant et peuvent provoquer en lui : désintérêt ou surinvestissement scolaire, agressivité et violence ».
De plus, poursuit le rapport :
« Ces enfants sont susceptibles de reproduire la violence, seul modèle de communication qu’ils connaissent, soit dans les lieux publics (à l’école, dans la rue) soit en privé (à la maison, dans une future relation de couple). »
Les risques de transmission transgénérationnelle restent ainsi aigus.
Des impacts différents
Il ressort aussi des études que les enfants ne sont pas tous pareillement impactés, l’un des facteurs étant la possibilité pour l’enfant de trouver une réassurance auprès de la mère ou d’un adulte sur lequel l’enfant peut s’appuyer dans le cadre d’une relation de confiance.
Il apparaît essentiel en conséquence d’élucider certains comportements violents chez l’enfant ou certaines marques de désintérêt scolaire comme constituant des signes d’alerte d’un climat de violence familiale.
L’objectif de notre recherche a consisté à comprendre les effets sur la construction subjective de l’enfant, c’est-à-dire sur son développement du point de vue psychique, affectif et relationnel dans le cadre d’une exposition à des violences conjugales où il est témoin de relations mortifères.
Notre hypothèse principale est que l’exposition aux violences conjugales peut entraîner chez l’enfant une identification à l’agresseur, notion étudiée par la psychanalyste Anna Freud et son confrère Sandor Ferenczi contenant un risque conséquent de transmission transgénérationnelle.
Le test de la « Patte Noire »
La méthodologie a consisté à faire passer après consentement éclairé, le test projectif « Patte Noire » à des enfants témoins de ces violences.
L’enfant est invité à imaginer une histoire à partir de planches représentant un petit cochon, Patte Noire, qui est représenté dans diverses situations (la nuit, etc.).
Ce test permet d’apprécier la capacité à élaborer une vie affective, pulsionnelle et fantasmatique ainsi que d’appréhender de manière fine et profonde le fonctionnement mental de l’enfant, et donc de mieux l’aider, en dépassant le plan simplement comportemental.
Nous avons mené six protocoles, réalisés avec trois filles âgées de 8 à 12 ans hébergées avec leur mère dans un foyer pour femmes victimes de violence conjugale, puis avec deux filles et un garçon âgés de 5 à 8 ans dont les mères s’étaient adressées à une association d’aide aux victimes. Nous présentons le cas de Naoual avant d’exposer les conclusions générales.
Agée de 7 ans et confrontée à une grande fragilité interne, Naoual mettait en œuvre des procédés de contrôle rigides et coûteux qui ne parvenaient pas à lui éviter le débordement de pulsions devenues incontrôlées, la laissant en proie à des ressentis et à des pensées violemment anxiogènes. La nécessité d’un soutien psychologique qui inclurait parents et enfant était ainsi mise en exergue par le bilan.
L’analyse des thématiques révélait une enfant très en souffrance à travers les situations vécues par Patte Noire et qu’elle nous a décrites.
« Il crie et personne l’entend »
L’enfant exprime ainsi plusieurs points, à travers PN, comme la solitude :
« Il est tout seul il fait tout noir y a pas d’étoiles y a juste la lune et il est coincé et il crie et personne l’entend » (planche « Nuit »)
La différence stigmatisante d’avec l’autre qui suscite des moqueries apparaît également :
« Y a plein de gens qui se moquent de lui alors lui il veut leur montrer qu’il y a pas que lui qui a une patte noire. »
L’insomnie, en lien avec la solitude, en particulier face au couple parental surgit :
« Il essaie de voir sa maman et son papa dormir après il les voit, il arrive pas à dormir ; il a vu qu’il était tout seul et il les a cherchés partout. »
Et face à la fratrie :
« D’habitude PN ses frères et ses sœurs ils se disputent et ils laissent Patte Noire tout seul. »
L’aide sociale est aussi un thème angoissant :
« C’est un monsieur qui prend les enfants peut-être parce que les parents ils s’occupent pas très bien » ; « l’assistante sociale elle prend les enfants » (planche « Charrette »)
On retrouve enfin la mort « la maman de Patte Noire elle va mourir » ; « les parents parce qu’ils sont morts » (planche « Charrette ») et les cauchemars. Naoual souhaite ainsi (toujours à propos de Patte Noire)
« que ses rêves ils arrêtent d’être prémonitoires parce que s’il fait un mauvais rêve qu’un de ses enfants peut mourir, que l’assistante sociale peut venir prendre ses enfants » (planche « Fée »)
Un manque de sécurité parentale
Les images parentales internes ne sont pas suffisamment intériorisées pour assurer une sécurité interne face à toutes ces angoisses. Ainsi, l’image maternelle n’est une figure réconfortante que sous la forme archaïque de la mère nourricière :
« Sa maman elle est toute seule avec Patte Noire et elle lui donne du lait ; comme il pleurait pour voir sa maman elle lui a donné un peu de lait » (planche « Âne »)
D’autre part, les modalités relationnelles violentes sont récurrentes dans tout le protocole.
Elles prennent la forme de disputes fraternelles « Patte Noire, il a été gentil d’aller prévenir ses parents qu’il y a une dispute ».
La bagarre est omniprésente :
« J’aime bien parce que chacun a une occupation ; tout le monde se bagarre pas et ils s’occupent chacun » (planche « Nuit ») « Ses autres frères ils le laissent tranquille et ils se disputent pas » (planche « Tétée 2 ») « J’aime pas la dispute » (planche « Jars »)
Naoual enfin exprime les réactions face aux bagarres. Ce peut être la punition ou alors la réconciliation sous forme de câlin. Ou bien, Naoual énonce un discours convenu qui apparaît comme plaqué « ils disent aux enfants qu’il faut arrêter de se bagarrer c’est pas bien, c’est pas gentil il faut vivre entre soi, faut vivre en société » et « il faut tous jouer ensemble »
Nous retrouvons dans ce protocole beaucoup d’angoisse, ainsi qu’une grande solitude. Les modalités relationnelles violentes sont omniprésentes, et les remédiations à ces bagarres et disputes sont peu appropriées.
Des relations de domination entre sexe et genre
En résumé dans les six protocoles, l’intériorisation des images parentales n’apparaît pas sous une forme protectrice, ni sous une forme rassurante. Nous retrouvons des enfants dont la dynamique psychique révèle des failles narcissiques considérables, sous forme de représentations anxiogènes récurrentes qui les fragilisent.
En ce qui concerne les filles se dessinent certaines des problématiques que nous avons retrouvées chez les femmes elles-mêmes victimes, une quête affective, un évitement de la pensée proche d’un état de sidération, et une sorte de passivité apparente, proche aussi de l’état de choc traumatique.
Le protocole du garçon met en évidence l’importance donnée aux modalités relationnelles violentes, sans que les aspects tendres ou amoureux n’apparaissent d’aucune façon. Les relations de domination entre sexe et genre se font jour.
Notre recherche est qualitative et ne prétend pas à une généralisation. Toutefois ces protocoles montrent à quel point le désarroi de ces enfants révèle des failles subjectives conséquentes, et comment les prémisses des problématiques liées aux violences conjugales sont déjà contenues en germe chez ces enfants témoins, fille ou garçon. Nous voyons d’ores et déjà que les problématiques des violences conjugales sont susceptibles de se reproduire sans fin de génération en génération, si ces enfants ne bénéficient pas d’un accompagnement adapté.
Claire Metz, Maitre de conférences, HDR Psychologie clinique, Université de Strasbourg et Anne Thévenot, Professeure de Psychologie et de psychopathologie cliniques, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.