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La fabrique de la femme artificielle

Du mythe de Pygmalion aux sex dolls en silicone. Créer une « femme artificielle » est l’un des plus vieux fantasmes misogynes de l’homme comme l’atteste la mythologie grecque.

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By Dollist [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], from Wikimedia Commons
Jérémy Lamaze, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

« Poupée n’est pas tromper » titrait l’hebdomadaire Les Inrocks citant le propriétaire de la toute première maison close parisienne où les prostituées sont des poupées en silicone, haut de gamme, dernière génération.

Xdolls a ouvert fin janvier 2018 et a, sans surprise, suscité la polémique.

Or, contrairement aux idées reçues, ces objets ne sont pas uniquement limités aux plaisirs sexuels. Exit les poupées gonflables des années 70 ! Ces femmes robotes, personnalisables à l’envie, dotées d’une intelligence artificielle, capables de converser – y compris avec des bambins de 3 à 5 ans grâce à un « mode familial » –, seraient considérées par certains utilisateurs comme de véritables épouses.

Certaines pourraient même bientôt… engendrer !

Pourtant, si l’ère des poupées en silicone interconnectées est une invention du XXIe siècle, l’idée d’une « femme artificielle », en revanche, était déjà bien présente dans les mythes de la Grèce ancienne.

Du mélange de technologie et de magie, c’est-à-dire de l’objet inanimé rendu vivant par le divin dans les mythes, à la sex doll moderne, animée par un concentré de technologie, comment en est-on arrivé là ?

Ne pourrait-on alors voir dans ces compagnes en plastique l’aboutissement d’un très vieux fantasme masculin ?

L’amour à la robote, par Jacques Prévert.

Une mécanisation du vivant très ancienne

Créatures mécaniques, objets ou êtres inanimés rendus vivants par l’aide d’interventions divines, voire même de véritables robots, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, ne sont pas inconnus de la mythologie grecque. Ainsi, le robot de bronze Talos, gardien de l’île de Crète, chargé d’en faire le tour trois fois par jour afin de repousser les intrus a été fabriqué par Héphaïstos, le dieu forgeron.

Medée et Talos, de Sybil Tawse, pour l’ouvrage Stories of Gods and Heroes (1920) de Thomas Bulfinch.
Wikimedia

Ce même Héphaïstos dont les sources nous disent qu’il avait conçu, outre des objets animés – par exemple des trépieds se déplaçant d’eux-mêmes –, des créatures animées, à l’instar des « servantes en or » qui l’assistaient dans ces travaux et qui étaient capables de parler et de penser.

Toujours en Crète, Dédale, le célèbre architecte du labyrinthe destiné à enfermer le Minotaure, aurait, si l’on en croit les récits de Platon (Ménon 97d-98a), créé des statues si réalistes qu’elles semblaient être animées et qu’il fallait, selon la légende, les enchaîner pour les empêcher de s’enfuir ; mais, il s’agit là sans nul doute d’une métaphore pour parler de sculptures à l’apparence du vivant.

Ces récits légendaires rappellent qu’à l’instar du célèbre mécanisme d’Anticythère, le plus vieux calculateur mécanique jamais connu, la technologie des machines était déjà connue dans l’Antiquité, notamment aux époques hellénistique et romaine. À de nombreuses reprises, les sources évoquent, dans le contexte des fêtes et des processions religieuses, des machines censées reproduire ou imiter le vivant (oiseau volant, cerf bondissant), ou bien encore des mécanismes automatiques (comme des automates à musique), dont témoigne par exemple le traité sur Les automates (Automata) d’Héron d’Alexandrie qui portait sur les mécanismes des machines de théâtre.

Mais si du côté du mythe, dans le monde divin, ces créations animées semblent destinées à remplacer en quelque sorte le travail des esclaves (servantes d’Héphaïstos, portes qui s’ouvrent d’elles-mêmes, trépieds qui se rendent de leur propre chef au banquet des Olympiens), dans le monde réel, l’idée de parvenir à recréer du vivant de façon mécanique grâce aux automates s’associe, du reste, dans l’imaginaire occidental, à une impression d’illusion et de tromperie.

La première femme de l’humanité

Dans les récits mythologiques les plus anciens, comme les Travaux et les Jours et la Théogonie d’Hésiode, poète grec du VIIIe siècle av. J.-C., il est question d’une femme créée – ou plutôt modelée – par Héphaïstos à partir de terre et d’eau : la célèbre Pandora.

Sur ordre de Zeus, Héphaïstos créé un « beau mal » (kalon kakon), à l’apparence d’une jeune fille prête à se marier, « à la semblance des déesses » ; elle doit avoir voix et force, et faire naître le désir chez les hommes.

Surtout connue pour être celle qui ouvrira la boîte (en fait, une jarre) de laquelle s’échapperont tous les maux de l’humanité – et, parmi ceux-ci, le vice et la tromperie –, Pandora est avant toute chose la première femme de l’humanité.

Pandora, par Nicolas Régnier (1588/1591–1667).
Nicolas Régnier/Wikimedia, CC BY

Elle n’en constitue pas moins une création divine au goût bien amer pour les hommes qui seront désormais tourmentés par la maladie, le dur labeur, la vieillesse et la mort, alors qu’auparavant dans l’Âge d’Or ces derniers, immortels, vivaient à l’égal des dieux, mangeaient sans avoir à cultiver et pouvaient engendrer sans recourir à l’union d’un mâle et d’une femelle.

Pandora, la première femme par Jean‑Pierre Vernant.

Le mythe fondateur de la femme-objet

Pandora, dont l’étymologie rappelle que tous (pan) les dieux de l’Olympe en font cadeau (dora) aux hommes, reçoit de chacun des traits artificiels pour que les hommes succombent sous ses charmes ou plutôt qu’ils brûlent de désir pour elle – la métaphore du feu va prendre ici tout son sens.

Ornée de guirlandes de fleurs et, selon les versions, de chaînes d’or, elle se voit coiffée d’une merveilleuse couronne forgée par Héphaïstos ; habillée par Athéna qui la pare d’un voile et lui enseigne les métiers manuels, notamment l’art du tissage : le récit donne là tous les ingrédients de l’épouse idéale.

« La création de Pandora », J.D. Batten (1860-1932), 1913.
Reading University/Wikimedia

Enfin, presque… Car Zeus lui donne par le truchement de la déesse Aphrodite la charis, la séduction qui inspire le désir, mais aussi la fausseté et le tempérament des voleurs grâce aux talents d’Hermès. Le roi de l’Olympe demande aussi qu’elle ait en elle l’esprit d’une chienne et que de sa bouche sortent paroles caressantes et mensonges.

Le vol du feu par Prométhée, Jan Cossiers (1600-1671), 1630s.
Museo del Prado/Wikimedia, CC BY

Le retour d’une double tromperie

La belle Pandora est donc un artifice envoyé pour répondre à la double duperie dont le maître de l’Olympe fût la victime : la répartition inéquitable d’un sacrifice à Mékoné et le vol du feu par Prométhée.

En effet, alors qu’un bœuf devait être partagé entre les humains et les dieux, Prométhée, le Titan médiateur (complice de la race humaine), dont il était attendu qu’il divise les parts équitablement avant de donner la primauté du choix à Zeus, décide de berner le maître des Olympiens en recouvrant les meilleurs morceaux de viande (qu’il destine aux humains) avec l’estomac de la bête, tandis qu’il avait rendu appétant un autre lot constitué des os blancs, en le recouvrant de graisse (la part que choisira Zeus).

En représailles de cette première tromperie, Zeus avait alors caché le feu aux hommes. Mais Prométhée, encore lui, se débrouilla pour lui voler et le remettre aux humains. Le maître des dieux créa alors les femmes, incarnées dans leur ensemble par Pandora.

Réel contre-don (retour de flamme), Pandora constituera un piège pour les hommes qui brûleront pour elle – ils seront « sur le grill » pour reprendre Aristophane dans Lysistrata – et se consumeront d’une ardeur dévorante, tout en les asséchant (référence à leur appétit alimentaire et sexuel), les menant inéluctablement à leur perte.

Pygmalion, l’artiste misogyne

La profonde misogynie des Anciens n’est pas démentie dans un autre mythe grec, relaté par un auteur latin, au début du Ieʳ siècle de notre ère, même si ce mythe pourrait avoir une origine beaucoup plus ancienne.

Dans ses Métamorphoses (X, 243-297), Ovide, fait le récit du célèbre sculpteur et roi légendaire de Chypre qui, par le biais de l’intervention d’Aphrodite, la déesse de l’amour, transforma l’une de ses statues en une femme bien réelle, pour s’unir à elle et en faire son épouse.

C’est que Pygmalion, profondément méfiant à l’égard des femmes, notamment en raison des mœurs des femmes de l’île – les impures Propétides qui faisaient commerce de leurs charmes sans aucune pudeur et, de surcroît, offraient en sacrifices leurs hôtes –, ne pouvait se résoudre à prendre une épouse et avait tout d’abord choisit le célibat. L’artiste tentait ainsi d’éviter tout ce qui, à l’instar de la mythique Pandora, échappe au contrôle masculin, tout particulièrement en matière de sexualité.

De sorte que l’homme pieux s’attacha à créer de toutes pièces, en la sculptant dans l’ivoire, une femme idéale, pudique, au regard timide, un être qui ne connaît pas la nature vicieuse des femmes ; en bref, une alternative vertueuse, sous contrôle masculin.

Rapidement Pygmalion tomba amoureux de sa statue à la beauté parfaite, mais son savoir-faire ne suffisait cependant pas à en faire autre chose qu’un être inanimé. C’est alors qu’Aphrodite, cédant aux supplications de l’artiste, se résolut à donner vie à la statue : Galatée, objet fait femme, était née.

Pygmalion et Galatée, Jean‑Léon Gérôme, 1890.
Metropolitan Museum of Art

Un mythe plus que jamais d’actualité

Désormais vivre avec une femme artificielle n’est plus un mythe. Les poupées en silicone nouvelle génération répondent aux désirs des hommes et, de manière plus marginale, des femmes (10 % du marché américain). Pourtant, s’il est un fait que les premières maisons closes où les prostituées (de chair et de sang) sont remplacées par des sex dolls ont fait leur apparition – établissements que certaines féministes voudraient voir interdire –, il ne faudrait pas réduire les femmes robotes à des objets de plaisir sexuel.

Guillaume Meurice a visité la première maison close où les prostituées sont des poupées.

Puisqu’à l’instar des mythiques Pandora et Galatée, ces créatures, en fonction de la gamme – et donc des bourses –, peuvent être considérées par certains usagers comme de réelles épouses ( !). Comme bien souvent, la réalité dépasse la fiction ou le mythe : au Japon un homme a récemment quitté sa femme pour vivre au quotidien et avoir des rapports intimes avec l’une de ces poupées.

Si les mythes, que ce soit chez Hésiode ou Ovide, témoignent de la profonde misogynie des Anciens, les sex dolls actuelles faites avant tout pour répondre aux désirs des hommes ne semblent peut-être pas si éloignées de leurs ancestrales consœurs mythiques à valeur archétypale.

Un point commun : la méfiance à l’égard des femmes

Dans l’Antiquité ces mythes reflétaient la volonté de contrôle de l’homme sur la femme, alors considérée comme un être imparfait qu’il fallait dompter ou maîtriser. De fait, cette domination phallocratique semble bien avoir traversé les âges. Si Pygmalion avait choisi de fabriquer une Galatée plutôt que de s’unir avec une femme de chair et de sang, c’était avant tout pour se prémunir de la nature vicieuse des femmes. Or, cette considération n’est pas sans faire écho aux paramétrages des poupées modernes dont les conversations sont bridées afin que celles-ci ne soient « jamais méchantes, cruelles ou égoïstes ».

Comment ne pas voir alors dans les programmateurs des logiciels des poupées en silicone des Pygmalions des temps modernes ?

Bien plus. Médecins, spécialistes de l’intelligence artificielle et entrepreneurs réaliseront sans doute également l’un des fantasmes les plus chers aux Grecs de l’Antiquité : se passer des femmes pour se perpétuer et obtenir une descendance, en concevant des enfants avec des robots.

La sex doll, contrepartie d’une humanité malade et infirme ?

On aurait cependant tort d’oublier qu’une des interprétations du mythe relie les créations (et créatures) d’Héphaïstos, le dieu boiteux, à une manière de compenser son infirmité. Dans cette idée, il paraît intéressant de relever que d’après Matt McMullen, patron de la société RealDolls, la plupart des acheteurs seraient « des gens privés de vie sexuelle à cause de problèmes physiques ou psychiques, ou traumatisés par une expérience malheureuse et incapables de séduire une femme ».

The ConversationLes femmes artificielles deviennent alors les témoins les plus glaçants d’une humanité de plus en plus handicapée par son propre individualisme.

Le film Zoé de Drake Doremus, à sortir prochainement sur Netflix, explore la thématique de l’amour technologique.

Jérémy Lamaze, Docteur en histoire de l’art et archéologie du monde grec, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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