Damien Jouvenot, Université Grenoble Alpes
Le prix Nobel de chimie 2019 a été attribué à John B. Goodenough, Stanley Whittingham et Akira Yoshino pour la découverte et la mise en oeuvre des batteries lithium-ion. Une révolution technologique pour les transports du futur. A cette occasion, j’ai posé quelques questions à Jean‑Pierre Sauvage, Nobel 2016 (avec J. Fraser Stoddart et Bernard L. Feringa) pour ses machines moléculaires. Puis je vous propose un court article sur la construction de ces molécules artificielles, un beau défi de chimie fondamentale.
The Conversation : Lors de vos travaux, en 1983, sur la synthèse de ces structures chimiques caténanes, pouviez-vous vous imaginer que l’aventure vous mènerait un jour au prix Nobel ?
Jean‑Pierre Sauvage : Nous n’avions absolument pas prévu que cela conduirait à un tel prix. Nous savions que notre travail était original et même très original, mais nous étions à 10 000 km de penser à être ainsi récompensé. Ce qui nous intéressait était surtout l’originalité de ces dispositifs.
Faut-il nécessairement trouver une application aux machines moléculaires ?
Les applications viendront sans doute plus tard et, à mon avis, elles ne seront pas découvertes par les chercheurs qui ont créé le domaine des machines moléculaires. Ceci n’est qu’un point de vue personnel. En ce qui nous concerne, nous avons eu l’impression de proposer un nouveau concept pour la chimie. Ce n’est déjà pas si mal !
Quel conseil donneriez-vous à un lycéen qui serait passionné de chimie ? Et au prix Nobel de chimie qui vient aujourd’hui d’être récompensé ?
Le premier conseil que je donnerais à un lycéen un peu ambitieux, c’est d’essayer d’être un bon élève ou, mieux, un très bon élève. Ensuite, il serait bon de faire une thèse, de préférence dans un laboratoire qui a une très bonne réputation. Je voudrais ajouter que lorsque l’on est un jeune étudiant, on peut très bien changer d’avis en cours d’étude et se réorienter. Rien de dramatique à cela ! Quant aux lauréats d’aujourd’hui… À chacun d’organiser sa vie comme il entend ! Un petit conseil quand même : ne pas se laisser étourdir par les invitations à faire des conférences ou à participer à des événements plus ou moins intéressants. On risque rapidement de se brûler les ailes…
Les machines moléculaires, qu’est ce que c’est ?
Si comme moi vous avez grandi en regardant « Il était une fois… la vie », l’idée de voir des robots circuler à l’intérieur de votre corps ne vous paraîtra pas complètement saugrenue. Des nano-robots se déplaçant dans le corps humain afin de réaliser des chirurgies ultra précises ou bien pour apporter un médicament à un endroit précis, telles sont les applications spectaculaires que l’on évoque souvent lorsqu’on parle des machines moléculaires.
Soyez rassurés, de tels engins existent déjà et peuplent vos cellules. La contraction de vos muscles est opérée par une « machine », une protéine appelée myosine ; le transport au sein de la cellule se fait grâce à la kinésine qui « marche » sur des rails de microtubules.
La nature regorge d’exemples de machines moléculaires : par exemple les spermatozoïdes possèdent un moteur capable de tourner à plusieurs centaines de tours par seconde pour aller féconder un ovule. C’est donc très « naturellement » que les chimistes s’en sont inspirés pour réaliser des machines moléculaires artificielles. On les définit comme des molécules pouvant effectuer des mouvements de grande amplitude sous l’effet d’une impulsion externe. Les pionniers de ce domaine ont été récompensés par le prix Nobel de Chimie en 2016 : Jean‑Pierre Sauvage (France) ; J. Fraser Stoddart (Royaume-Uni) et Bernard L. Feringa (Pays-Bas).
Le domaine des machines moléculaires est jeune et en pleine ébullition, mais son intérêt est avant tout fondamental. Certes il existe quelques applications telles que des vitres autonettoyantes ou des plastiques autoréparants, mais les chercheurs sont souvent plus attirés par la compréhension des phénomènes que par une mise sur le marché hâtive. Pour l’instant, les machines moléculaires sont des objets d’étude captivants et l’avenir nous dira à quoi elles serviront. On peut faire l’analogie avec l’inventeur de la roue qui n’aurait pas pu concevoir qu’elle soit un jour utilisée dans une voiture électrique.
Historiquement, l’aventure des machines moléculaires découle tout d’abord d’un défi de chimie fondamentale. Il s’agissait de construire une molécule constituée de deux anneaux entrelacés, ou caténanes. Ces molécules avaient été décrites par le passé, mais restaient considérées comme des curiosités exotiques.
Echafaudage parfait
En 1983, Jean‑Pierre Sauvage et Christiane Dietrich-Buchecker décrivirent la première synthèse efficace de telles entités. Comme toute idée géniale, elle paraît a posteriori d’une simplicité évidente. Cette idée consistait à assembler deux brins moléculaires en forme de U autour d’un atome de cuivre. Il suffisait ensuite de boucler les U pour obtenir des O et le tour était joué ! Une telle structure représente l’échafaudage parfait pour construire une machine car on peut aisément imaginer un anneau tournant à l’intérieur de l’autre, rappelant ainsi le mouvement d’un moteur. Des mouvements de translation ont également été décrits dans des structures cousines des caténanes : les rotaxanes. Elles sont composées d’un anneau à l’intérieur duquel passe un axe terminé par deux groupements volumineux qui empêchent l’anneau de se séparer de l’axe. De ce fait, l’anneau peut soit tourner autour de l’axe, soit se déplacer le long de l’axe.
Ces liens mécaniques sont essentiels car même si les lois de la physique sont conservées à l’échelle de la molécule, certains phénomènes comme l’inertie ou la gravité n’ont que très peu de sens. Les molécules sont dominées par le mouvement brownien (imaginez une énorme tempête de grêle où les grêlons se déplaceraient dans toutes les directions). Ainsi, rotaxanes et caténanes permettent de maintenir les éléments mobiles ensemble et constituent les premières pièces des machines moléculaires.
Les chercheurs se sont inspirés du monde macroscopique pour imaginer toutes sortes de machines : un moteur, une navette, un piston, une pince, une presse, une hélice, un ascenseur moléculaires… Mais on entend aussi parler de muscle moléculaire : là, ce ne sont plus les machines matérielles qui sont imitées, mais la machinerie biologique. Cette double inspiration venant soit de l’industrie, soit de la nature va également affecter la façon dont on met en mouvement ces objets.
L’immense majorité des machines biologiques sont alimentées en énergie par des réactions chimiques. Quant aux machines quotidiennes, elles sont propulsées soit par l’électricité soit par le pétrole. De même, certaines machines moléculaires seront mises en mouvement par des réactions chimiques et d’autres seront activées par un signal électrique ou thermique. Et ce n’est pas tout. Certaines machines sont capables d’utiliser directement l’énergie lumineuse pour réaliser leurs tâches. C’est d’ailleurs la lumière qui permettra en 1999 de faire tourner le premier moteur unidirectionnel. Ce moteur issu du groupe de Ben Feringa n’est pas fondé sur des molécules entrelacées, il ressemble plutôt à deux pales d’hélice tournant l’une par rapport à l’autre sous l’action de la lumière. Ce moteur a depuis été utilisé dans la fabrication de nano-dispositifs participant à une nano-course organisée à Toulouse : la nano-voiture gagnante a parcouru un micron (un millième de millimètre) en 29 heures… Il ne fait aucun doute que les machines moléculaires ont un avenir prometteur, et nous n’avons certainement pas encore commencé à imaginer l’éventail des utilisations futures.
Damien Jouvenot, Maître de Conférences en Chimie, Université Grenoble Alpes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.