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Macron, le ministre auquel on ne dit pas « tu »

Olivier Tonneau, University of Cambridge

Emmanuel Macron, ministre de l’Economie

« On ne tutoie pas un ministre, on ne l’invective pas ». C’est ainsi qu’Emmanuel Macron, le ministre de l’Économie, s’est justifié de la réponse qu’il fit à un manifestant : « Tu ne vas pas me faire peur avec ton tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler ». L’explication est, malheureusement, aussi révélatrice que la phrase qu’elle est censée éclairer.

On pourrait d’abord s’étonner qu’Emmanuel Macron tutoie en retour l’homme qui n’aurait pas dû le tutoyer lui-même : la meilleure façon de remettre une distance n’aurait-elle pas été, précisément, de le vouvoyer, marquant ainsi l’exigence d’un respect réciproque ? C’est justement là que le bât blesse, car le respect – selon Emmanuel Macron – n’engage pas la réciprocité : ce n’est pas celui que se doivent deux inconnus, mais celui du citoyen pour le ministre. Le ministre est au-dessus du citoyen.

Cette supériorité hautement revendiquée en dit long sur l’effacement des « valeurs » républicaines dont le gouvernement n’hésite pourtant jamais à se faire le défenseur. En République, l’exécutif n’est – comme son nom l’indique – que l’exécutant des décisions du législatif, lequel sert le peuple qu’il représente et qui reste toujours, en dernière analyse, souverain. Si rapport de subordination il y a, c’est donc le citoyen interpellant Macron qui est de deux degrés supérieurs à ce dernier, puisque celui-ci n’est que mandaté par les représentants du peuple. Évidemment, en ces temps de dictature de l’exécutif au moyen du 49.3, cette hiérarchie des pouvoirs n’a plus grand sens.

Confusion des valeurs

La confusion des pouvoirs produit la confusion des valeurs. À moins qu’elle n’en procède ? L’outrage fait à Macron est révélateur des attentes de celui-ci. Comment peut-on ne pas le respecter ? Comment peut-on ne pas déférer à la richesse, dont le costume est l’emblème et le travail – bien sûr – la source ? Comment peut-on ne pas déférer au statut, car enfin, un ministre, tout de même ! Richesse et statut fondent une prétention au monopole du savoir qu’avait exprimée avec une candeur déconcertante une autre ministre, Najat Vallaud-Belkacem. Celle-ci assumait « une vision un peu paternaliste » de la République :

Pardon pour ce bon sens, peut-être un peu trop classique pour certains, mais je trouve qu’un responsable politique et en particulier un responsable politique au sommet de l’État, qui préside aux destinées d’un pays, d’une certaine façon, il a un peu un rôle équivalent à ce que peut avoir un père de famille ou une mère de famille à l’égard de ses enfants.

Suit une comparaison entre le chef de l’État et les parents :

« N’est-il pas utile que, de temps en temps, vous leur donniez confiance en eux-mêmes, vous leur disiez où on va et comment on y va ? Parce que vous, vous avez l’ensemble des informations utiles pour éclairer, justement, leur chemin. »

Vous savez ce que vos enfants ignorent et c’est pourquoi vous devez – avec amour, patience, pédagogie, mais au besoin avec fermeté – guider leur pas… L’habileté de la comparaison filée par la ministre consiste en cela qu’elle s’adresse à nous en tant que parente pour nous ravaler au rang d’enfants ; c’est la façon dont nous traitons nos enfants qui nous enseignent la façon dont nous devons être traités nous-mêmes. Ainsi se constitue la grande pyramide sociale dans laquelle les enfants sont élevés par des enfants plus grands, dans le respect de notre père à tous.

Roi, père et intendant

Ce qui relève, pour Najat Vallaud-Belkacem, du simple bon sens est en réalité l’imaginaire monarchique le plus pur, aux antipodes de la pensée des Lumières que Kant définissait « comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle », c’est-à-dire de « l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. » La ministre de l’Éducation pourrait relire avec profit la célèbre exhortation : « Sapere aude ! » Osez savoir !

C’est parce que les Lumières visaient à fortifier ce courage en tout homme qu’elles se sont précisément attaquées à la confusion entre pouvoir politique et autorité paternelle. Ainsi Diderot écrivait-il dans l’Histoire des deux Indes que

l’on a confondu les idées de père avec celles de roi. Un père est peut-être un roi dans sa famille ; mais un roi, même un bon roi, n’est jamais un père dans la société : il n’en est que l’intendant. C’est à lui qu’elle a remis ses intérêts, pour en être dignement récompensé s’il gère bien, sévèrement puni s’il gère mal.

Portrait de Louis XVI (1788), par Antoine-François Callet.
queulat00/Flickr, CC BY-NC

Dans Le Contrat social, Rousseau soulignait pour sa part que « dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend ; et que, dans l’État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples ». Le peuple infantile, c’est celui qui attribue à son roi amour et savoir et qui, dès lors, renonce à être lui-même souverain.

Les penseurs des Lumières n’avaient pas attendu Pierre Bourdieu pour analyser la structure symbolique des pouvoirs politiques : cinq ans avant la Révolution, un jeune avocat nommé Maximilien Robespierre constatait amèrement que

ce n’est ni la raison, ni la vérité, mais l’éclat des distinctions extérieures qui détermine l’estime de la multitude. Voyez comme partout elle considère la vertu moins que les talents, les talents moins que la grandeur et l’opulence ; voyez comme le peuple se méprise lui-même à proportion du mépris qu’on a pour lui.

Il n’est donc pas étonnant que la Révolution se soit jouée sur le plan symbolique autant que politique ou économique.

Civilité républicaine

Or le tutoiement avait de longue date été dénoncé comme une consécration de l’inégalité des conditions dans le langage. Condillac, déjà, enseignait au prince de Parme que

sans doute, on a, dans les commencements, dit tu à tout le monde, quel que fût le rang de celui à qui on parlait. Dans la suite, nos pères barbares et serviles imaginèrent de parler au pluriel d’une seule personne, lorsqu’elle se faisait respecter ou craindre, et vous devint le langage de l’esclave devant son maître.

Dans la chaleur de la lutte, les sans-culottes firent du tutoiement le signe de l’émancipation de toute tutelle : la Chronique de Paris du 3 octobre 1792 déclarait que « si vous convient à Monsieur, toi convient à Citoyen. » Le 10 Brumaire an II (31 octobre 1793), un délégué des Sociétés populaires, Malbec, rappelant que

les principes de notre langue doivent nous être aussi chers que les lois de notre République [demandait] un décret portant que tous les républicains français seront tenus à l’avenir, pour se conformer aux principes de leur langage en ce qui concerne la distinction du singulier au pluriel, de tutoyer sans distinction ceux ou celles à qui ils parleront en seul, à peine d’être déclarés suspects, comme adulateurs, en se prêtant, par ce moyen, au soutien de la morgue qui sert de prétexte à l’inégalité entre nous.

En visite à Valenciennes, le 31 mai 2016.
François Lo Presti/AFP

On voit que le tutoiement dont Emmanuel Macron fut l’objet a lui-même son histoire : il n’est pas un manque de politesse mais une marque de civilité républicaine. Tutoyer son ministre, c’est le rappeler à l’égalité – rappel opportun en ces temps où le pouvoir revendique à nouveau l’autorité paternelle. Face au bon sens paternaliste dont s’autorise la répression du mouvement social, comme une fessée infligée à un peuple qui s’est montré rétif à l’amour, la patience et la pédagogie, il est peut-être bon de rappeler ce qu’écrivait Diderot :

Des enfants qui se constituent juges d’un mauvais père et qui le condamnent à mourir, sont des parricides. Des sujets qui s’assemblent et qui se font justice d’un mauvais souverain, ne méritent point ce nom odieux ; ils ne le mériteraient même pas en faisant justice d’un bon souverain qui aurait fait le bien contre la volonté générale. […] Peuples, ne permettez donc pas à vos prétendus maîtres de faire le bien contre votre volonté générale. Songez que la condition de celui qui vous gouverne n’est pas autre que celle de ce cacique à qui l’on demandait s’il avait des esclaves, et qui répondait : « Des esclaves ? Je n’en connais qu’un dans toute ma contrée, et cet esclave, c’est moi ! »

The Conversation

Olivier Tonneau, Lecturer in Modern and Medieval Languages, University of Cambridge

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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