Quentin Michel, Université de Liège
Tandis que les élections européennes approchent, il convient de se poser la question de l’Europe qui se profile. Aujourd’hui, l’Union est devenue une réalité dans le quotidien des citoyens et son existence n’est pas fondamentalement contestée. Mais son contenu et sa forme restent l’objet de perceptions multiples et contradictoires. Souhaite-t-on une forme d’État « européen » ou une union des États ?
L’adoption du Traité de Maastricht en 1992, qui consacrait la mutation de la Communauté européenne en Union européenne, constituait pour nombre d’Européens la concrétisation d’une utopie : l’Europe franchissait le pas vers l’union politique.
En effet, le Traité consacrait la citoyenneté européenne en l’assortissant de certains droits et élargissait les compétences, certes de façon limitée, à des domaines comme l’éducation, la culture, la recherche, l’environnement, la santé et le tourisme.
Il y avait dans l’esprit de nombreux citoyens et décideurs politiques le sentiment que l’intégration européenne était acquise et qu’elle ne pouvait que se poursuivre. D’ailleurs, le projet de Traité constitutionnel qui dotait l’Union des attributs symboliques de l’État, en lui reconnaissant notamment un drapeau, un hymne, une monnaie et une devise, en constituait l’ultime démonstration.
La menace du plombier polonais
Le rejet par referendum de ce traité par les Pays-Bas et la France en 2005 a pourtant mis un terme à cette parenthèse enchantée de la construction européenne.
En effet, l’Union, par l’harmonisation des principes au profit du plus petit dénominateur commun, apparaissait de plus en plus pour les citoyens comme une menace pour leurs systèmes nationaux de protection sociale.
Ainsi, au début des années 2000, certains acteurs industriels iconiques délocalisent leurs productions vers l’Est. Par exemple, une capacité de production annuelle de 1,5 million de véhicules automobiles été délocalisée de l’Europe de l’Ouest vers l’Europe de l’Est. De son côté, l’Espagne déplore le transfert de production du géant industriel MCC vers l’Est. Plus récemment, la délocalisation de l’usine Whirpool d’Amiens vers la Pologne a également soulevé des critiques avec un retentissement médiatique important.
Les débats houleux autour du principe du pays d’origine pour déterminer les règles applicables à la prestation de services tels que la rénovation ou la construction de logement renforçait cette impression de la volonté de l’Union d’imposer une harmonisation au profit d’un abaissement des normes.
Cette menace a été notamment relayée par les différents médias au travers du cliché du plombier polonais, né au printemps 2005.
À l’époque, l’Union européenne s’apprêtait à approuver le Traité constitutionnel européen. Une directive proposée par l’ex-commissaire néerlandais Frits Bolkestein crée la polémique. Elle prévoyait la libéralisation des services au sein de l’Union et voulait simplifier les conditions dans lesquelles peut travailler un prestataire de services d’un État membre. Ce cliché a alimenté et construit le sentiment d’une Union préoccupée essentiellement par la défense des intérêts des grands acteurs économiques.
Conflits d’intérêts polito-financiers
De plus, par leurs actions et attitudes, certains membres des institutions européennes ont donné du crédit à la thèse d’une Union au service des marchés économiques et financiers. L’engagement du président de la Commission, Jose Manuel Baroso, au terme de ses deux mandats en juillet 2016, par la banque d’affaires Goldman Sachs sans que l’existence d’un conflit d’intérêts soit évoquée en constitue un exemple révélateur.
Cette progression lente du rejet de l’Union va s’exprimer par les urnes aux élections du Parlement européen, mais aussi de façon plus récente par l’apparition au niveau national de partis politiques ouvertement eurosceptiques disposant d’une représentation parlementaire significative.
Ainsi, au Parlement européen les groupes à tendances eurosceptiques – groupes Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFD2), Conservateurs et des Réformateurs Européens (ECR) et Europe des Nations et des Libertés (ENL) – connaissent une croissance continue. Ils représentaient 5,1 % des sièges en 2004, 11,6 % en 2009 et ont obtenu 20,8 % en 2014.
Le groupe politique des Conservateurs et des Réformateurs Européens (ECR) est devenu, en 2014 avec 73 députés la troisième force de l’Assemblée. Si ce dernier se qualifie d’« euroréaliste » et non d’eurosceptique, sa ligne de force principale réside tout de même principalement dans le refus d’une Union fédérale.
Par ailleurs, le taux de participation aux élections européennes a diminué à chaque élection depuis 1979, passant de 61,99 % en 1979 à 42,61 % en 2014.
Une image détériorée
Face à ces constats d’une Union européenne sur la défensive dont l’image se détériore au fil du temps, il semble – pour autant que l’on estime que l’avenir n’est pas national mais européen – qu’il est urgent d’agir. Faute de quoi, le courant eurosceptique prendra, si ce n’est déjà partiellement le cas, le contrôle des institutions de l’UE et nous assisterons à un démantèlement progressif de cette dernière.
Pour survivre, l’Union doit susciter l’adhésion de ses citoyens mais cela ne sera réellement possible que si sa finalité est clairement définie et partagée par la majorité d’entre eux.
Cette question a été contournée par le passé avec la formule consensuelle de l’article 1 du Traité sur l’Union européenne instaurant une « union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe ». Ce qui permettait, tout en affirmant la volonté de renforcer l’interaction, de ne pas trancher sur la finalité du projet.
Un État européen ?
Cette solution commode a, permis à l’Union de se construire ces soixante dernières années et d’éviter de se prononcer sur sa possible mutation en un État au lendemain d’une guerre où les ambitions du IIIe Reich avait généré de la méfiance à l’égard de toute ambition supra-étatique.
Cette défiance persiste, comme on le voit avec la question d’une armée européenne, et ne permet ni aux partisans d’une Europe fédérale, ni aux partisans d’une Europe des États de s’identifier et d’adhérer à l’Union européenne telle qu’elle existe. Pour les partisans d’une Union fédérale, elle n’est qu’une étape imparfaite tandis que pour les partisans d’une Union des États, elle est déjà trop avancée dans sa mutation fédérale. Mais les deux camps s’entendent sur le fait qu’elle n’est pas ce qu’ils souhaitent et qu’il convient de la reformer.
Quel que soit l’avenir de l’Union, il importe que le citoyen européen se prononce sur cette question. La principale difficulté dans ce processus de définition de la finalité, et de la forme de l’Union européenne que la majorité des citoyens souhaite, réside précisément dans la mobilisation des électeurs et dans l’appropriation par les citoyens de la question posée. Comment s’assurer qu’ils appréhendent objectivement les enjeux et conséquence de ce choix ?
S’émanciper des questions nationales
Par ailleurs, il faudra trouver le moyen d’éviter que cette consultation ne soit alimentée uniquement par débats d’experts peu intelligibles pour le citoyen et pollués par des slogans populistes réducteurs. Les débats lors du référendum sur le maintien ou non du Royaume-Uni au sein de l’Union, au printemps 2016, a démontré à suffisance qu’il était difficile d’éclairer objectivement sur les enjeux du choix – et ce, malgré une mobilisation à plus de 70 % des électeurs.
Cet exercice complexe devrait réussir à s’émanciper des questions nationales – pour ou contre un gouvernement en place – à l’inverse de ce qui s’est passé pour le Traité de Maastricht en 1992 ou le Traité constitutionnel en 2005.
Ainsi, une piste que l’on pourrait explorer pour atténuer l’interférence des questions nationales serait de conditionner la décision concernant l’avenir politique de l’UE à une double clé : celle de la majorité des citoyens de l’Union et celle de la majorité des citoyens de chaque État membre. Elle aurait l’avantage de centrer la décision sur les citoyens de l’Union européenne et non sur ses États.
En toute hypothèse, quelle que soit la voie retenue, l’Union ne peut plus faire l’économie d’un tel débat et si l’Union des États l’emporte sur l’Europe fédérale, cela aura au moins le mérite d’avoir été décidé par ses citoyens.
Quentin Michel, Professor of European Studies, Université de Liège
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.