Marc Lacheny, Université de Lorraine
Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle en Autriche présentent un caractère historique : pour la première fois, les deux grands partis politiques du pays qui se partageaient le pouvoir depuis 1945 – le SPÖ (parti social-démocrate) et l’ÖVP (parti conservateur) – sont éliminés dès le premier tour. Parallèlement, le candidat du principal parti d’extrême droite en Autriche (le FPÖ), Norbert Hofer, obtient plus de 36 % des voix, meilleur résultat du parti depuis 1945 à une élection nationale. Pour la première fois également, un écologiste accède au second tour de l’élection présidentielle, avec 20,4 % des suffrages exprimés.
Ces résultats constituent une invite à s’interroger sur l’arrière-plan culturel des élections, sur ce qui a pu conduire – de près ou de loin – à ce nouvel avènement de l’extrême droite en Autriche.
Le précédent de la « Petite coalition »
La montée en puissance du FPÖ remonte aux années 1980, elle voit l’avènement du « bronzé de l’extrême droite autrichienne », Jörg Haider. Le FPÖ est issu d’un parti politique éphémère, le VdU, fondé en 1949 et actif jusqu’en 1956, qui se considérait ouvertement comme représentant les intérêts des membres de l’ancien parti nazi.
Fondé pour sa part en 1955, le FPÖ est traversé depuis ses origines par plusieurs tendances plus ou moins contradictoires, notamment par un courant fortement nationaliste, mais aussi par un courant bien plus libéral. À l’origine, il s’agissait d’ailleurs d’un parti aux visions majoritairement libérales.
Au terme de l’ère Bruno Kreisky (1970-1983) – marquée par une série de réformes (juridiques, militaires, scolaires et universitaires, sociales) importantes, comme la libéralisation de l’avortement ou des mesures fortes en faveur des femmes –, le SPÖ perd la majorité absolue aux élections de 1983.
Contraint de former un gouvernement de coalition, le Parti social-démocrate choisit de s’allier avec le FPÖ, qui tente alors de se débarrasser de sa réputation de parti nazi pour se présenter comme un vrai parti libéral. À l’époque de ce que l’historiographie retiendra sous le nom de « Petite coalition » (de 1983 à 1986), le FPÖ est d’ailleurs réadmis à l’Internationale libérale et l’on y trouve d’authentiques libéraux, tels Willfried Gredler et Norbert Steger.
Parallèlement, les tendances pangermanistes (pour ne pas dire national-socialistes) de certains membres importants du FPÖ ne tardent pas à refaire surface, comme lorsque Friedhelm Frischenschlager (ministre FPÖ de la Défense) reçoit et salue officiellement l’ancien officier SS Walter Reder à Graz, en janvier 1985, alors que celui-ci avait été condamné à la prison à vie en 1951 (sa peine ayant été réduite par la suite).
La « Petite coalition » ne doit alors sa survie qu’aux excuses officielles présentées par Frischenschlager.
Les mensonges de Kurt Waldheim
Par la suite, l’Autriche est de nouveau dirigée par des gouvernements de grande coalition, mais par rapport aux années antérieures, la situation a bien changé : la base populaire du SPÖ et de l’ÖVP ne cessent de s’effriter. Alors qu’ils rassemblaient plus de 90 % à la fin des années 1970, ils ne totalisaient plus que 60 % des voix en 1999.
On peut donc constater dès cette période un phénomène d’érosion progressive des deux grands partis historiques de la Seconde République autrichienne au profit des Verts et surtout du FPÖ. Sous la direction de Jörg Haider, qui a évincé Steger à la tête du parti, il progresse régulièrement depuis 1986 pour finir par se hisser au rang des grands partis. Aux élections de l’automne 1999, le parti d’extrême droite parvient même à se placer en seconde position, devant l’ÖVP. Wolfgang Schüssel, chef de l’ÖVP, décide alors de former un gouvernement avec le FPÖ.
C’est cette arrivée au gouvernement d’un parti réputé xénophobe qui provoquera une véritable crise internationale, où l’Autriche est placée une nouvelle fois au rang d’accusée. En 1986, la candidature, puis l’élection de Kurt Waldheim à la présidence de la République d’Autriche avait en effet déjà terni durablement l’image internationale du pays, l’ancien (double) secrétaire général de l’ONU étant devenu le symbole d’un mensonge d’État sur le passé de l’Autriche au cours de la Seconde Guerre mondiale.
En mars 1986, le New York Times avait révélé, documents à l’appui, que Waldheim avait appartenu à une unité de la Wehrmacht ayant perpétré des atrocités en Yougoslavie (question sur laquelle Waldheim s’était tu, avant de déclarer pour sa défense qu’il « n’avait fait que son devoir », comme des centaines de milliers d’Autrichiens). Consensuelle et neutre, l’Autriche, qui se croyait à l’abri de l’Histoire – d’une Histoire soigneusement refoulée –, se sentit du coup rattrapée de tous côtés par celle-ci au cours des années quatre-vingt-dix.
Les provocations tous azimuts de Haider
Lorsque Waldheim devient président de la République, un jeune nationaliste autrichien, Jörg Haider(1950-2008), fils d’un cordonnier qui fut un nazi de la première heure, prend la tête du FPÖ pour le réorienter clairement vers l’extrême droite. Sa prise de pouvoir intervient à un moment où le parti est presque moribond.
Pendant treize ans, sa carrière politique sera faite de scandales et de provocations, il diffamera sans relâche les hommes et femmes politiques autrichiens, dénonçant les avantages des « vieux partis » et les « privilèges des gros ». Jusqu’en novembre 1997, les références explicites au national-socialisme sont légion aussi bien dans les programmes que dans le discours d’un parti véritablement incarné par Haider : en particulier via la notion de « communauté du peuple » (Volksgemeinschaft) et celle de pangermanisme.
Élu gouverneur de Carinthie en 1989, il devra néanmoins renoncer à son poste deux ans plus tard, à la suite d’un scandale provoqué par son éloge de la politique de l’emploi sous le Troisième Reich : « Sous le Troisième Reich, ils ont mené une politique de l’emploi correcte, ce que n’arrive même pas à faire votre gouvernement à Vienne. » En 1995, il récidivera en qualifiant la Waffen-SS de « partie de l’armée allemande à laquelle il faut rendre honneur. »
Auteur de propos visant à minimiser les responsabilités de l’Autriche dans la traque des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, Haider a par ailleurs mené des campagnes violemment antisémites et anti-immigrés. Son autre cible furent les écrivains autrichiens contestataires, comme Thomas Bernhard, Peter Turrini ou Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature en 2004), qualifiée par Haider de « dégénérée » (entartet). On voit bien, là encore, tout ce que cette rhétorique doit au discours national-socialiste.
Les « vieux partis pourris »
Comment comprendre l’aura et le succès du personnage auprès d’une partie de la population autrichienne ? Pour de nombreux Autrichiens, Haider fait figure de défenseur du peuple contre les élites culturelles. Brillant orateur, il « se montre capable de jouer sur tous les registres : personnel, émotionnel, irrationnel. Il use et abuse de son charme, de ses dérapages verbaux, de ses déclarations tonitruantes. Comme le souligne Paul Pasteur dans son ouvrage, Haider a une rare capacité à adapter son niveau de langue à son public. »
En 1999, après avoir dénoncé pendant treize années « les vieux partis pourris », le parlementarisme et les étrangers menaçant les Autrichiens, Haider, prouvant ainsi son habileté politique, change à la fois de tactique et de discours pour se rendre « fréquentable » (salonfähig) et accéder ainsi au pouvoir.
Vers la fin (accidentelle) de sa vie, il créera même un nouveau parti populiste, plus modéré, le BZÖ, dont les chiffres n’atteindront jamais ceux du FPÖ. Habile communiquant, Haider abandonna donc sur le tard ses dérapages les plus xénophobes pour concentrer son discours sur des questions économiques et sociales, comme la lutte contre le chômage ou contre la vie chère.
Les nouveaux visages du FPÖ
En 2005, c’est la fraction la plus xénophobe et la plus nationale-allemande qui reprend alors les rênes du FPÖ avec Heinz-Christian Strache (né en 1969) – dont Haider avait été le mentor. Ce dernier démontre sa capacité à assurer sa permanence dans sa version nationale-populiste. Strache va défendre une ligne radicale au sein du parti, marquée surtout par une islamophobie virulente (ce qui n’était pas le cas chez Haider).
En 2008, il manifeste ainsi, croix en main, contre l’agrandissement d’un centre islamique à Vienne et explique l’échec des partis dominants par l’intégration ratée des immigrés musulmans d’origine turque en Autriche : « Vienne ne doit pas devenir Istanbul. » Sa candidature à la mairie de la capitale en 2010 eut, par ailleurs, pour programme l’interdiction des minarets et du port du voile islamique.
Barbara Rosenkranz (née en 1958), candidate FPÖ à l’élection présidentielle de 2010, s’est prononcée en faveur de la révocation des lois qui interdisent la propagande et les actions en faveur de l’idéologie nazie en invoquant la liberté d’expression.
Norbert Hofer (né en 1971), ingénieur aéronautique de profession, vice-président du Parlement autrichien et du FPÖ, incarne en revanche plutôt l’aile libérale, « modérée », du FPÖ, aux antipodes des dérapages qui avaient marqué la campagne de Barbara Rosenkranz en 2010. Manifestement peu friand de déclarations tapageuses, Hofer se présente comme un travailleur de l’ombre. Sa position sur la crise migratoire en Europe et sur l’islam semble toutefois parfaitement en phase avec la ligne de Strache : il est ainsi, comme ce dernier, farouchement opposé à l’installation des migrants sur le sol autrichien.
Avant que ne soient connus les résultats du second tour de l’élection présidentielle en Autriche (le second tour a lieu ce 22 mai), une chose est sûre : les scrutins sont bien le reflet et l’expression patente non seulement de la montée en puissance du FPÖ, mais encore de son poids durable sur l’échiquier politique en Autriche. En 2015, le parti avait en effet déjà dépassé les 30 % des suffrages à plusieurs scrutins régionaux. Cette année, il est en bonne position pour conquérir rien de moins que la présidence.
Marc Lacheny, Professeur en études germaniques, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.